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raffiné, un jardin comparable à celui du Taj, solennel par sa lumière, son silence et sa beauté. Parmi les massifs verts trois tours se dressent, blanches, basses, massives, qui ne sont ni des temples, ni des lieux d’habitation, énigmatiques, inquiétantes dans cette solitude. Alentour de grands oiseaux planent.

Nous sommes au cimetière parsi ; ce jardin est un lieu funèbre; sur ces tours on expose les cadavres que déchiquettent les vautours fauves : un prêtre est venu me raconter ces choses.

Vêtus de blanc, me dit-il, deux par deux, chaque couple tenant les deux bouts d’une écharpe de mousseline en signe d’union dans le deuil, à travers les rues de Bombay, au bord de la plage, sous les bouquets de palmiers, le long des parterres de fleurs, les Parsis suivent lentement le mort que les parens portent, enveloppé de linges. Arrivés au pied de la tour, une petite porte s’ouvre, reçoit le cadavre et se ferme aussitôt. Puis le cortège se disperse. Personne n’a jamais vu ce qui se passe derrière la porte, sauf les deux gardiens mystérieux de ce cimetière.

La plate-forme du sommet, dit le prêtre, est divisée en trois zones concentriques inclinées vers un puits central qui communique avec un souterrain. Les cadavres des hommes sont rangés sur le grand cercle extérieur, ceux des femmes sur le cercle moyen, ceux des enfans sur le petit cercle autour du puits. Chaque corps est dépouillé des linges qui le voilaient, car un texte du Zend Avesta dit : « Tu es entré nu dans ce monde et tu en sortiras nu. »

A dix heures, le matin, à six heures, le soir, les grands vautours fauves arrivent à tire-d’aile de tous les points du ciel, s’installent sur les tours. En moins de quinze minutes il ne reste rien de la forme humaine qu’un squelette que la chaleur a bientôt fait de disjoindre et que la pluie ou le sang ruisselant dans les rigoles entraine bien vite dans le puits. Les crânes, comme des gousses trop mûres, éclatent au soleil et la cervelle est bue par les vautours. Au fond du puits, où s’entassent les débris et les poussières, sont des pierres filtrantes qui purifient l’eau du ciel; en sorte que pas une parcelle humaine ne rentre dans la terre. Le Zend Avesta dit : «Tu ne souilleras point la terre, ta mère... »

En ce moment plus de cinquante vautours siègent très graves au bord d’une tour, et d’ici j’aperçois très bien leurs étranges yeux sauvages, ces yeux fixes où luit une flamme alimentée de matière humaine. Admirable sépulture que ces corps d’oiseaux. Aussitôt mort redevenir vivant, rentrer tout de suite dans un tourbillon de vie, un tourbillon plus rapide, plus brûlant que le premier. Avoir été une pauvre grande dame parsie, une de ces femmes indolentes