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étrange et qu’on ne s’explique pas tout d’abord. Cela vient-il du désert et du silence environnans? est-ce parce que rien n’est construit dans cette pagode où l’on ne voit pas deux pierres superposées? est-ce parce que sa teinte uniforme est celle de la pierre exposée à l’air depuis le commencement des époques géologiques, celle de la muraille brune qui, au nord et au sud, fuit jusqu’au bout de la plaine? mais rien ici ne fait penser au travail humain. Pas une inscription, pas un détail qui rappelle le culte journalier, pas un logement pour les prêtres. C’est une œuvre de la nature louant le dieu qui la symbolise : cette pagode qui se poursuit dans les assises profondes du globe est une chose éternelle, indestructible, non pas inerte cependant, mais encore vivante de la vie de la terre. Car la toiture d’un roc massif est encore recouverte de sa couche végétale, hérissée de gazons et de grandes plantes rigides qui semblent des candélabres sacrés. Tout autour, l’air surchauffé tremble en ondes blanches et la vie animale palpite: des vols de perroquets qui tournoient en flammes vertes, des corbeaux qui sautillent sur les vieilles statues, des écureuils qui semblent chez eux ici, qui courent sur les degrés, qui trottent dans les tabernacles.

A l’intérieur du Kaïlas, dans la nuit des sanctuaires, creusés au cœur du roc, dans le mystère des chambres nues où se dressent les symboles de l’énergie génératrice, des chauves-souris font des cercles silencieux.

Je fais le tour du monolithe. Ce qui est accablant ici, c’est l’énormité de la boîte de pierre dans laquelle il entre, de la muraille surplombante qui l’étreint et le domine, s’évidant par en bas, se creusant profondément d’une rainure noire, d’une galerie obscure qui en fait le tour et que soutiennent des piliers bruts. Sur cette galerie, la falaise tombe d’aplomb comme un pesant et volumineux manteau de pierre, striée de bleu par le suintement séculaire de l’eau. Des trois côtés, sur cette surface nue de falaise, le Kaïlas enlace ses figures de dieux et d’animaux, découpe ses pyramides, déroule la complication de ses lignes. Rien de grandiose comme cette opposition : ôtez cette pagode de sa gangue, dressez-la en plein air et vous supprimerez la sensation du travail écrasant et aveugle qui l’a séparée de la montagne pour la sculpter. Surtout, vous la détachez de la nature : elle n’en fait plus partie et par là cesse d’exprimer la grande idée qui est au fond du culte de Siva. La puissance, l’énergie constante qui demeure invariable à travers les mouvemens et les arrêts des formes dispersées, l’être inconnaissable et absolu qui se déploie au dehors par l’incessant enfantement des êtres particuliers, de qui sort, en qui s’absorbe toute vie, aucun symbole ne saurait l’exprimer comme cette pierre qui