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Brahma, de ces périodes incalculables durant lesquelles le Brahmâ neutre s’épand, se développe, déploie les êtres, arrive à la conscience, se contracte, rentre dans son état primitif et redevient l’inqualifié? Les sivaïstes n’ont-ils pas pensé de même, lorsqu’ils ont dit qu’à la fin de chaque kalpa, Siva détruit les hommes, les dieux, les démons et tous les êtres créés? Que la science considère ou non comme probables ces alternances de développemens et de résolutions de l’ensemble, dès aujourd’hui, elle nous montre une puissance universelle et permanente, agissant à tous momens dans tous les points de l’univers, et dont nous ne pouvons rien dire, sinon qu’elle se manifeste à nous en haut comme en bas, dans le général comme dans le particulier, par des mouvemens, par des cycles d’organisations et de dissolutions, par des phénomènes complémentaires de groupemens locaux et de séparations de la matière, qui, selon le point de vue où l’on se place, apparaissent comme des vies ou comme des morts, comme des fins ou comme des commencemens. Cette puissance, comment la mieux personnifier que n’ont fait les Hindous? Comment la mieux représenter que par ce Siva qu’ils appellent le « destructeur-organisateur, » « celui qui fait sortir la vie de la mort! » Dans une image religieuse que j’ai trouvée à Jeypore, il est assis au fond d’une caverne, dans les profondeurs de la terre. Au-dessus de lui, une riche campagne, des végétations... Ses beaux membres féminins reposent, inertes, et ses lèvres sereines s’entr’ouvrent dans un sourire mystique. Sur son front, un croissant de lune mesure le temps; autour de son cou, un serpent symbolise les révolutions sans fin des années; d’autres, enlacés autour de ses reins, parlent du cercle des morts et des naissances. Ses cheveux tressés portent le Gange nourricier; son trident annonce le triple pouvoir par lequel il crée, détruit et régénère. Il tient un arc, un foudre, une hache, des armes surmontées de crânes. Un taureau dort à ses pieds. Tous ces symboles, je les retrouve ici, dans ces sculptures d’Ellora. Il est la force reproductrice, et par là « l’éternellement béni, » et son emblème est le Lingam. Il est la puissance qui dissout, et des squelettes, des épées le symbolisent. Il est « le grand ascète, » sans passion, l’immobile, l’Immuable, « enraciné au même endroit pour des millions d’années. » Il est le dieu des brahmes, le grammairien, le savant, c’est-à-dire l’intelligence, l’ordre, le verbe. Il est le seigneur de la danse et du vin, roi des orgies, c’est-à-dire l’allégresse de la vie rapide et brillante. Il est mi-mâle et mi-femelle, et les êtres vaguement ébauchés montent autour de lui en processions vaporeuses. Dans les profondeurs obscures de la montagne, sur les rudes parois du rocher, on pénètre