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chez un lieutenant anglais. « Prenez la parabole de la semence, ajoutait-il. Une graine se développe, devient une tige de blé, elle est la même qu’au début, et pourtant elle devient différente. C’est ainsi, j’imagine, que l’âme se développe après la mort. » Il me cite des morceaux de l’Évangile. il parle de Jésus avec tendresse et enthousiasme. « Comment peut-on lui comparer le Bouddha? — Qu’a gagné Christ, à son enseignement? D’être crucifié. »

Ce soir, il me posait la question suivante, à laquelle un Français doit répondre à tout instant en pays anglais. « Vos romans donnent une triste idée de la France. Pourquoi sont-ils aussi ignobles (smutty) ? Et comment vous juger si non par les descriptions que donnent de vous vos romanciers, vos Daudet et vos Zola? — Il me semble, ajoute-t-il, que l’œuvre propre, que la mission d’un romancier est d’élever la moyenne de moralité[1], d’être un éducateur. Les vôtres sont des corrupteurs. » J’essaie de lui exposer la théorie du « roman expérimental, » de la méthode scientifique. « Je ne vous comprends pas. — Quel est le but de la science, sinon de rendre l’humanité meilleure et plus heureuse? Vos gens l’avilissent. — D’ailleurs, s’ils veulent peindre la réalité, pourquoi vont-ils remuer cette bourbe? George Eliot, qui est plus réaliste qu’eux, reste pure et ses romans fortifient. La vie n’est pas une chose sale (life is not filthy) ; du moins, telle n’est pas mon expérience. »

Je le crois, sa vie est une de ces réussites auxquelles aboutit le travail de cent générations. Un écrivain américain dit que le gentleman anglais développé au grand air, tranquillement assis sur quelques fortes idées morales, est un des spécimens accomplis de notre humanité, par sa noblesse et par son bonheur. Celui-ci a derrière lui une jeunesse saine et joyeuse, il se respecte, il commande, ses croyances sont arrêtées, son activité et son énergie débordent. Il a épousé une petite fille simple et gaie, une child-wife, qui le vénère comme un héros et dont il est amoureux. Il n’a guère vu que de belles et bonnes choses : la littérature qu’il connaît est sérieuse, morale, épurée et, de parti pris, se fait sur les bas-fonds obscurs de l’humanité. Certainement, il n’est pas compliqué : il n’a pas la sensibilité frémissante, les perceptions subtiles des héros de nos romans, mais il n’est pas un sceptique attristé et névrosé. Sa candeur, son optimisme, sa fraîcheur de tempérament, sa vitalité heureuse et intacte, sont d’un être vierge et fort dont rien n’a enrayé ou déformé le libre développement.

  1. De même Charles Kingsley dit : A man has ne business to write except to preach.