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les proportions, les traits des vieilles figures égyptiennes. Renversée à gauche avec une saccade brusque des hanches, renversée à droite, monotonement elle glisse en cercles toujours plus rapides, — être sombre dont le silence et la gravité sont énigmatiques, — parfois arrêtée soudain et parcourue par des spasmes lents du tronc, par des ondes qui traversent tout son corps, ou bien, lancée de nouveau, développant une ligne magique qu’elle déroule autour des deux almées. Et dans l’assoupissement que verse la monotonie de la musique orientale, on cesse de distinguer les trois danseuses, on ne voit plus que l’enlacement sans fin des lignes qu’elles décrivent; on reste là, hypnotisé comme devant une jonglerie éternelle de boules brillantes...


A côté, un café chantant. Assis en rangs sur des coussins, les jambes croisées, des musiciens grattent des cordes, et leurs troncs se balancent au rythme. J’en regarde un qui a d’étranges yeux doux et voilés de rêveur, un sourire fin et immobile... Je sens qu’il pourrait rester là toute la nuit, avec le même sourire, tirant de sa cithare son éternelle phrase orientale.

Sur une estrade, trois femmes sont assises. Au centre, une Syrienne grasse, coiffée à la chien, débraillée, immonde. À droite, une Copte vêtue d’un pagne sombre nonchalant, chargée de colliers de cuivre, amollie, affaissée dans une attitude de tristesse et de fatigue inexprimables. À gauche, une toute jeune fille arabe, mince, étroitement serrée dans la blancheur de ses voiles, étonnamment droite, les paupières baissées, frangées de longs cils, l’air impérieux et sauvage. A certains retours de la mélopée, que répètent les cithares, sa voix se lève, et voici que son corps se redresse, se roidit, que tout son être tressaille d’un frémissement imperceptible : les minces narines dilatées tremblent, elle vibre jusqu’au bout des doigts... Dans ce corps frêle, comme dans ce chant, il y a de la dureté, de la volupté, par-dessus tout, une indicible hauteur. Et, pendant une heure, cette musique frissonne, compliquée et enfantine, sans motif reconnaissable, faite de dissonances subtiles, de quarts de tons, impossible à noter. Au bout de vingt minutes, on en sent le charme étrange, triste et voluptueux. Cela est absorbant et monotone, comme ces dessins et ces mosaïques sarrasines, comme ces arabesques dont on se perd à contempler l’enlacement complexe et infini, comme ces danses d’almées dont les Orientaux peuvent suivre pendant une nuit les enroulemens et les ondulations lentes. Cela ressemble à une ivresse d’opium ou de hachich, et l’on demeurerait là pendant des heures, ensorcelé par la succession des chants et de la musique grêle, suivant, à travers une fumée trouble de rêve, les redressemens et les frémissemens