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et son caractère inflexible, avait un cœur simple, naïf, un cœur d’enfant ou de poète, largement ouvert à toutes les souffrances des hommes et des choses. Sa compassion était active, effective, toujours prête au dévoûment. Toutes les émotions humaines avaient en lui leur contre-coup : elles y faisaient couler un large flot de symboles et de mélodies, si bien que sa voix même, à l’origine dure et grossière, s’était peu à peu imprégnée d’un délicieux parfum poétique.

Il vivait une vie régulière et tranquille, parfaitement remplie de joies innocentes. Le soir, après s’être patiemment acquitté de sa tâche quotidienne, il rentrait dans sa maison. Il embrassait avec une tendresse mêlée de respect sa jeune femme Marguerite, blonde comme lui, mais toute frêle et délicate. Puis, quand il avait mangé et bu copieusement, et donné cours en toute façon à sa grosse gaîté, le sentiment de la souffrance humaine s’emparait à nouveau de son âme. Une langueur l’envahissait, vague d’abord, sans cesse plus précise. Et il chantait. Il improvisait un lied lent et mélancolique, s’apitoyant sur la douleur d’un amant délaissé, ou bien il entonnait une de ces légendes aux rythmes variés, où les elfes et les nixes dansent avec les follets sous le clair de lune.

Que l’on ne croie pas au moins que ce Michel est un être d’exception : au dire des Allemands, il est le type parfait de la nation allemande tout entière. Der Deutsche Michel, c’est l’équivalent, dans son pays, de ce qu’est en France Jacques Bonhomme, en Angleterre John Bull. Au temps où le prince de Bismarck faisait encore quelque bruit dans le monde, l’Europe l’appelait le chancelier de fer; mais, pour les Allemands, il restait le Grand Michel, l’expression la plus haute du caractère national. Qu’on ne nous accuse pas non plus d’avoir idéalisé le tableau. C’est un des exercices favoris de la critique et de la philosophie allemandes de se demander « ce que c’est que d’être Allemand? » et tous ont répondu à cette question en donnant, tel à peu de chose près que nous l’avons donné, le portrait de Michel. Chacun s’est contenté seulement d’ajouter au portrait un détail à son goût. Pour le publiciste libéral Johannes Scherr, l’Allemand véritable est un Michel libéral ; pour Wagner, c’est un Michel wagnérien ; pour l’auteur anonyme d’un livre récent, Rembrandt als Erzieher, philosophe idéaliste et politicien prussophobe, l’Allemand véritable est un Michel antipositiviste et antiprussien. Mais, sur le fond du caractère, tous sont d’accord. Tous développent la phrase célèbre de Tacite, définissant la nation allemande : propriam et sinceram et tantum sui similem gentem; tous la traduisent par cette phrase non moins célèbre du grand Fichte : « Avoir du caractère et être allemand sont deux termes synonymes. » Voici, par exemple, comment l’auteur