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ne me connaît pas encore, disait-il, il s’est laissé séduire par les apparences; il a confondu l’écorce avec le cœur... Il doit savoir mieux que personne qu’un ministre, dans la place où je suis, ne peut ni ne doit toujours développer ses véritables sentimens. Je suis fort souvent obligé de cacher les miens, et je le servirais mal si je mettais trop à découvert ceux que nous avons pour lui[1]. »

Si Chesterfield avait eu connaissance d’un langage pareil, c’est bien alors qu’il aurait dit, suivant la parole que rapporte un de ses amis : « Jamais chapelain n’a flatté son archevêque comme la France flatte le roi de Prusse[2]. « 

Sans se laisser attendrir par ces excuses, et même sans les attendre, Frédéric crut que l’occasion était bonne pour prendre le ton de plus haut encore et morigéner la France tout entière, roi, ministre et nation, avec toute l’autorité d’un docteur politique : « Je regarderais, écrivait-il à Chambrier (dans une longue épître que celui-ci eut bien soin de ne pas garder pour lui), comme des effets ordinaires de la légèreté et de la vivacité inquiète qui caractérise la nation française, les cris immodérés, après la paix, qu’on fait retentir à Paris, malgré les succès les plus éclatans, et je ne daignerais point y faire d’attention si cette espèce d’enthousiasme ne se manifestait que parmi le peuple et le public d’un ordre inférieur; mais quand je vois les ministres mêmes et des personnes de poids, qui ont de l’influence dans les affaires, donner dans de pareils travers, qu’ils montrent à tout bout de champ le défaut de la cuirasse, qu’au lieu de tenir une contenance capable d’en imposer aux ennemis et que la situation brillante des affaires de la France les met en droit de prendre, ils s’abaissent jusqu’à solliciter la paix auprès de ceux à qui ils sont en passe de la donner, j’avoue que cela me passe et je ne sais plus qu’en penser. Il est certain que cette étrange conduite fait un tort infini à la réputation de la France, et ce n’est pas là le moyen d’inspirer de l’envie pour son alliance à ses voisins que de montrer tant de faiblesse dans le temps de ses prospérités ; le pis de l’affaire est que cette maladie paraît être devenue habituelle, et que les sentimens mous et flasques ont tellement pris le conseil de France qu’il n’y a presque plus d’espérance de l’en corriger; les expériences réitérées qu’il a déjà faites des mauvais effets de sa conduite n’ayant pas pu l’engager à la changer. Les premiers événemens de la présente guerre auraient certainement produit de toutes autres impressions sur les

  1. Puisieulx à Valori, 16, 23 octobre 1747. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Marchemont, t. II, p. 201.