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vénèrent tous. Ils reconnaissent bien qu’un tel n’a pas d’idées, que tel autre n’est pas capable de se faire comprendre ; mais en fin de compte, ils les vénèrent tous également, et ils méprisent également tous ceux dont ils ne suivent pas les cours.

Ceci d’ailleurs est un trait constant, et non le moins singulier, de l’esprit allemand. Les Allemands n’ont pas comme nous l’habitude de subordonner les conclusions aux prémisses. Ils ont les idées les plus ingénieuses sur les défauts d’un écrivain, d’un artiste; leurs considérans sont souvent personnels, et parfois originaux. Mais lorsqu’il s’agit de juger, leur jugement se trouve être celui de tout le monde, sans relation aucune avec les raisons qu’ils ont énoncées. On dirait que leurs impressions personnelles n’ont aucune part dans leur décision. C’est ainsi qu’ils vont écouter avec un recueillement profond les tragédies classiques imitées des Grecs, les choses du monde le moins faites pour eux. Ils avouent que Raphaël ne les intéresse pas, mais ils l’admirent plus que personne et ne font d’études que de lui. Un musicographe qui a consacré sa vie à Beethoven m’a déclaré avec le plus parfait sérieux que la musique de Beethoven était trop métaphysique pour lui plaire.

L’éducation est faite encore pour aggraver ce défaut naturel. L’enseignement donné dans les gymnases et les universités fait la part très petite à la personnalité des élèves. C’est un enseignement où le professeur se charge seul de tout donner : l’élève reçoit les sujets dont il doit s’occuper, la méthode qu’il doit y employer, et l’indication de la route qu’il doit suivre. Un professeur de l’université de Fribourg avait distribué entre ses élèves les divers temps des verbes grecs dans l’Anabase de Xénophon : l’un devait étudier les imparfaits du subjonctif, un autre les optatifs, et ainsi de suite. Chacun des élèves passait un mois à ce travail, d’où il sortait parfaitement renseigné sur un temps particulier des verbes grecs, mais assez peu au courant des autres temps et du grec en général.

Le défaut d’initiative amène chez les Allemands le goût de la réglementation : il entraîne aussi le mépris de soi-même et le respect des réputations consacrées. C’est ce qui explique le culte des Allemands pour la France et l’esprit français, culte que mes deux compagnons de voyage partageaient, je l’ai vu depuis, avec la presque totalité de leurs compatriotes : être heureux comme Dieu en France est encore ici un proverbe populaire[1]. Par là s’explique également leur culte pour les anciens Grecs, et pour cette forme pure dont ils sont foncièrement incapables d’apprécier la beauté.

  1. L’auteur anonyme de Rembrandt als Erzîeher signale pourtant comme un trait caractéristique un goût croissant d’anglomanie chez les jeunes Allemands qui se piquent d’être à la mode.