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la simplicité lente et tranquille de leurs mœurs d’autrefois. Ils ont subi, suivant l’expression de Mme de Staël, « l’honorable nécessité de la justice. » La probité, la franchise, la modération des désirs, la patience, pour résulter surtout chez eux, non point de sottise, mais d’attachement un peu machinal à de vieilles façons, n’en ont pas moins continué à être la règle constante de leur vie pratique. La division des classes sociales s’est conservée, en Allemagne, plus stricte qu’en aucun autre pays ; et à l’intérieur d’une même classe, tous ont eu à peu près les mêmes besoins, les mêmes ressources, les mêmes ambitions.

Malheureusement, ce bel état de choses était l’effet d’une habitude et non d’un libre consentement réfléchi. Les Allemands restaient loyaux, sincères, peu exigeans, mais ils ne l’étaient que sous le poids des circonstances qui les avaient entretenus dans cette précieuse disposition. Le ressort moral intérieur, cette conscience autonome qui permet l’idée du mal et en empêche la réalisation, c’est une qualité qui ne se trouve pas naturellement au fond de l’âme allemande. Une obéissance séculaire aurait suffi à l’en déraciner ; et je crois, en outre, qu’elle ne s’y est trouvée à aucune époque de l’histoire. Les contes populaires allemands, en même temps qu’ils proclament la richesse de l’invention poétique et l’exubérance du sentiment, dénotent une absence singulière de conscience morale. Le parfait voleur, le traître pariait, y sont considérés avec la même émotion respectueuse que les jeunes princes changés en corbeaux. Un fils, qui avait quitté tout enfant la maison paternelle, y revient, après vingt ans, en somptueux équipage. Il raconte à ses parens qu’il s’est enrichi dans la profession de brigand de grand chemin : et les dignes vieillards furent, dit le conte, « remplis, à cette nouvelle, de joie et de frayeur. » Il y aurait à citer dix exemples non moins caractéristiques. C’est ce manque absolu de moralité dans les contes populaires qui faisait dire à Heine : « Nous autres Allemands, nous réclamons la morale dans la vie privée, mais non pas dans les fictions de la poésie. »

Hélas ! le moment est prochain où ils ne la réclameront même plus dans la vie privée. Une crise d’une intensité inouïe s’est produite depuis vingt ans en Allemagne. Au milieu de ce pays jusque-là divisé en petites provinces séparées, une immense capitale a brusquement surgi : le chef-lieu des Marches prussiennes, qui, en 1870, avait cinq cent mille habitans, est soudain devenu le centre politique, intellectuel, commercial de l’Allemagne, avec une population de bientôt deux millions. Il en est résulté un bouleversement des habitudes anciennes. Les mœurs que des siècles n’avaient pu altérer se sont trouvées changées du jour au lendemain.