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ami, et à vous seul, mais j’étais tellement dans la bonne foi, que votre lettre m’a surpris autant qu’elle m’a affligé, et c’est beaucoup dire. »

La réponse de Rochambeau mérite d’être citée. Elle montre bien ce que l’amabilité et la politesse ajoutaient à la vaillance de la vieille armée française, et comme la générosité d’âme s’y mêlait à toutes les vertus militaires :


« New-York, le 27 août 1780.

« Permettez, mon cher marquis, à un vieux père de vous répondre comme à un fils tendre, qu’il vous aime et vous estime infiniment. Vous me connaissez assez pour croire que je n’ai pas besoin d’être excité, qu’à mon âge, quand on a pris un parti fondé sur la raison militaire et d’état, forcé par les circonstances, toutes les instigations possibles ne peuvent rien faire changer sans un ordre positif de mon général. Je suis assez heureux, au contraire, pour qu’il me dise dans ses dépêches que mes idées s’accordent substantiellement avec les siennes, sur toutes les bases qui permettront de tourner ceci en offensive, et que nous ne différens que sur quelques détails, sur lesquels la plus petite explication et certainement ses ordres trancheront toute difficulté. — Vous êtes humilié, mon cher ami, dans votre qualité de Français, de voir une escadre anglaise bloquer ici, par une supériorité marquée de vaisseaux et de frégates, l’escadre du chevalier de Ternay; mais consolez-vous, mon cher marquis, le port de Brest est bloqué depuis deux mois par une flotte anglaise qui a empêché de partir la seconde division, sous l’escorte de M. de Bougainville....

…………………….

« C’est toujours bien fait, mon cher marquis, de croire les Français invincibles ; mais je vais vous confier un grand secret, d’après une expérience de quarante ans : Il n’y en a pas de plus aisé à battre, quand ils ont perdu la confiance en leurs chefs, et ils la perdent tout de suite, quand ils ont été compromis à la suite de l’ambition particulière et personnelle... Soyez donc bien persuadé de ma plus tendre amitié, et que, si je vous ai fait observer très doucement les choses qui m’ont déplu dans votre dernière dépêche, j’ai jugé tout de suite que la chaleur de votre âme et de votre cœur avait un peu échauffé le flegme et la sagesse de votre jugement; conservez cette dernière qualité dans le conseil, et réservez toute la première pour le moment de l’exécution.

« c’est toujours le vieux père Rochambeau qui parle à son cher fils La Fayette qu’il aime, aimera, et estimera jusqu’au dernier soupir. »