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Tous les esprits observateurs faisaient remarquer cette étrange inconséquence : ceux qui gouvernaient la monarchie ne s’étaient-ils pas armés contre un roi, le roi d’Angleterre, pour une république? N’avaient-ils pas soutenu la cause d’un peuple en insurrection contre l’autorité établie? Ne proposaient-ils pas à l’admiration des générations nouvelles des républicains tels que Franklin, Washington, John Adams, Gates et Greene? De jeunes courtisans, des représentans de la plus vieille aristocratie n’étaient-ils pas allés en Amérique apprendre le mépris des privilèges et la haine de tout despotisme? Est-ce que le caractère de cette époque, à la fois idolâtre des jouissances de l’esprit et enivrée par les perspectives d’une sorte d’âge d’or, n’est pas tout entier dans la présentation que faisait Voltaire à l’Académie française, de Benjamin Franklin et de John Adams, en les appelant « les précurseurs en Europe de l’astre de la liberté qui se levait en Amérique ? » Est-ce que les conséquences de la fondation des États-Unis, avec notre aide, ne furent pas, pour la royauté en France, d’une importance plus considérable que partout ailleurs? La doctrine de la souveraineté du peuple, proclamée en Amérique et préparée par notre école philosophique depuis un demi-siècle, n’avait-elle pas été reconnue et consacrée avec éclat par le petit-fils de Louis XIV ?

Comme le marquis de La Fayette, les classes dirigeantes, dans la société française, en se prenant d’enthousiasme pour le système américain, n’allaient pas tarder à se demander si le peuple devait s’en tenir au rôle de simple spectateur. Il ne faut pas oublier qu’en 1791 et 1792, lorsque notre noblesse militaire se trouva forcée de choisir une ligne de conduite, la majeure partie des survivans de la guerre d’Amérique, Rochambeau, Dillon, Custine, le vicomte de Noailles, Duportail, Gouvion, pour ne nommer que les principaux, crut, à l’exemple de La Fayette, que son devoir essentiel l’attachait absolument au sol de la patrie et qu’il fallait, avant tout, la défendre contre l’étranger, même sous des couleurs nouvelles.

C’était donc plus qu’une personne, c’était une idée que l’on acclamait dans La Fayette, et il le sentait. Il revenait d’Amérique transformé et avec une éducation que la fréquentation et l’amitié de Washington et des glorieux fondateurs de l’indépendance lui avaient donnée. Ce qui n’était que dans les livres, dans les conversations des salons, avait pris corps à ses yeux, et il sut, dès les premiers jours de 1789, ce qu’il voulait. C’était une force et une supériorité. Était-ce suffisant! c’est ce que nous examinerons.

Sept années nous séparent encore de la convocation des états-généraux. La Fayette, en attendant, devient le véritable représentant, en Europe, de tous les intérêts américains. Une résolution du congrès