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devenir grandement utile à la portion noire du genre humain. Unissons-nous pour acheter une petite propriété où nous puissions essayer d’affranchir les nègres et de les employer seulement comme des ouvriers de ferme. Un tel exemple donné par vous pourrait être également suivi, et si nous réussissions en Amérique, je consacrerais avec joie une partie de mon temps à mettre cette idée à la mode dans les Antilles. Si c’est un projet bizarre, j’aime mieux être fou de cette manière que d’être jugé sage pour une conduite opposée. Je suis si impatient d’apprendre de vos nouvelles et de vous donner des miennes que j’envoie mon domestique par ce vaisseau et que j’ai obtenu qu’il lût mis à terre sur la côte du Maryland... Adieu! adieu! mon cher général; j’offre mes plus tendres respects à Mme Washington. Nous allons, à présent, nous disputer, car je vous presserai de revenir en France avec moi. La meilleure manière d’arranger l’affaire serait que Mme Washington vous accompagnât. Elle rendrait Mme de Lafayette et moi parfaitement heureux. Soyez assez bon pour parler de moi à votre respectable mère. Je partage son bonheur de toute mon âme. »

Toutes les lettres de La Fayette à Washington sont animées de ce souffle généreux et de ces sentimens de tendre admiration. On y sent circuler cette âme de la fin du XVIIIe siècle, qui ne se lasse pas de s’intéresser à toutes les nobles causes. Un jour, c’est l’indépendance de l’Amérique; un autre jour, c’est l’émancipation des nègres! Tantôt, ce sera la liberté civile rendue aux protestans, et, quelques mois plus tard, ce sera la Déclaration des droits de l’homme. Sans doute, on rencontrerait encore dans notre pays le même courage, la même probité sévère ; mais cette flamme inextinguible, cette ardeur enthousiaste, cet amour confiant de l’humanité, cet abandon de soi, que sont-ils devenus? Où sont ces qualités si françaises qui étaient réunies chez La Fayette, au moment où, sans expérience et sans boussole, nous allions à notre tour traverser les plus cruelles épreuves et subir les plus redoutables tempêtes?

Ce désir passionné de contribuer au progrès des idées philanthropiques, cette horreur de toutes les injustices, étaient aussi très vifs dans le cœur de Mme de La Fayette. Elle partagea donc les sentimens de son mari lorsqu’il s’occupa de travailler à l’abolition de la traite. Washington avait bien accueilli l’ouverture qu’il lui avait faite. « Le plan que vous me proposez, mon cher marquis, pour encourager l’émancipation des nègres dans ce pays et les faire sortir de l’état d’esclavage, est une frappante preuve de la bienfaisance de votre cœur. Je serai heureux de me joindre à vous dans une œuvre aussi louable; mais j’attends, pour entrer dans les détails de l’affaire, le moment où j’aurai le plaisir de vous voir. »