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s’exprimaient-ils hautement « pour le cher marquis, » et ensuite « pour l’auguste souverain Louis XVI, qui, dans le même temps où il se déclarait le père de son peuple et le défenseur des droits américains, donnait le plus noble exemple de modération en traitant avec ses ennemis. »

Les souffrances de l’armée américaine étaient arrivées à leur paroxysme et n’avaient d’égales que le stoïcisme des troupes et des officiers. Enfin, au mois de juin, le congrès donna des congés à tous les soldats qui avaient pris un engagement pour la guerre et, le 23 décembre, Washington, reçu par le congrès, résignait dans ses mains sa commission de général en chef.

La Fayette ne faisait que devancer le jugement de l’histoire quand il disait à l’ancien commandant des armées américaines « que jamais homme n’avait eu dans l’opinion du monde une place aussi honorable ; que son nom grandirait encore dans la postérité, que tout ce qui est grand, tout ce qui est bon, ne s’était pas, jusqu’à présent, trouvé réuni dans le même individu; que jamais il n’avait existé d’homme que le soldat, le politique, le patriote et le philosophe pussent également admirer, et que jamais révolution ne s’était accomplie qui, dans ses motifs, sa conduite et ses conséquences, pût si bien immortaliser son glorieux chef. »

Washington s’était retiré sous les ombrages de Mount-Vernon, auprès de sa mère et de sa femme : il avait suspendu son épée et son habit de général en chef dans un coin de sa modeste demeure et repris le manche de la charrue. Il était revenu plus pauvre qu’il n’était parti. C’est alors (10 février 1784) qu’il écrit à La Fayette cette lettre immortelle que M. Guizot a eu raison d’appeler un monument, et qui devrait être inscrite en lettres d’or dans tous les livres destinés à former les caractères. Noblesse, fierté, délicatesse s’y rencontrent avec une sérénité d’âme que les plus beaux exemples de l’antiquité n’égalent pas :

« Enfin, mon cher marquis, je suis à présent un simple citoyen, sur les bords du Potomac, à l’ombre de ma vigne et de mon figuier, libre du tumulte des camps et des agitations de la vie publique.

« Je me plais en des jouissances paisibles. Le soldat toujours poursuivant la renommée, l’homme d’État consacrant ses jours et ses nuits aux plans qui feront la grandeur de sa nation ou la ruine des autres, comme si ce globe ne suffisait pas à tous, le courtisan, toujours surveillant sa contenance, dans l’espoir d’un gracieux sourire, doivent bien peu les comprendre.

« Je ne suis pas seulement retiré des emplois publics, je suis rendu à moi-même ; je puis retrouver la solitude et reprendre les sentiers de la vie privée avec une satisfaction plus profonde. Ne