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désir de dire non, mes craintes répondaient oui. Je rappelais dans mon esprit les jours de ma jeunesse, je trouvais qu’il y avait bien longtemps qu’ils avaient fui pour ne plus revenir, que je descendais à présent la colline que j’ai vue cinquante-deux ans diminuer devant moi, car je sais qu’on vit peu de temps dans ma famille ; et, quoique doué d’une constitution forte, je dois m’attendre à reposer bientôt dans la funèbre demeure de mes pères. Ces pensées obscurcissaient pour moi l’horizon, répandaient un nuage sur l’avenir, par conséquent sur l’espérance de vous revoir. Mais je ne veux pas me plaindre, j’ai eu mon jour. Je n’ai pas de mots qui puissent exprimer toute l’affection que j’ai pour vous, et je ne l’essaie même pas. J’offre de ferventes prières pour votre agréable et sur passage, votre heureuse réunion à Mme de La Fayette, à votre famille et l’accomplissement de tous ses vœux. »

Ils ne devaient plus, en effet, se revoir. Mais Washington continua à porter à son jeune ami une affection paternelle, la plus tendre, peut-être, dont sa vie offre la trace. Ce gentilhomme de vieille race qui s’était échappé, à dix-neuf ans, de la cour la plus élégante de l’Europe pour apporter aux rudes planteurs de la Pensylvanie son épée et sa fortune, était fait pour plaire à l’âme religieuse et forte du général américain. Il y avait quelque chose de touchant, à ses yeux, dans cet hommage rendu à la nouvelle société démocratique qui se levait, par cet ancien monde, si spirituel et si brillant, qui allait bientôt finir. Cette affection, La Fayette la lui rendait avec toute l’ardeur de sa jeunesse. Être son ami, son disciple, son fils adoptif, fut toujours l’orgueil de son cœur, la plus douce de ses pensées[1].

Leur correspondance continua, même quand Washington devint président de la république, et c’est par cette correspondance, fidèlement conservée, que nous connaissons le mieux les divers événemens de la vie de La Fayette jusqu’à la convocation des états-généraux.

Son premier acte important, à son retour en France, fut sa courageuse campagne pour la réforme de l’état civil des protestans. Ils étaient encore, à la fin du XVIIIe siècle, soumis au plus intolérable despotisme. Quoiqu’il n’y eût pas de persécution ouverte, ils dépendaient du caprice du roi, du parlement ou d’un ministre. Leurs mariages n’étaient pas légitimes, leurs testamens n’avaient aucune force devant la loi; leurs enfans étaient considérés comme bâtards, leurs personnes comme pendables. Quand on pense que cent ans, à peine, nous séparent des pasteurs du désert[2] !

  1. Voir Mémoires, t. II, p. 134.
  2. Voir Lettre à Washington, 11 mai 1785.