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D’où peut donc venir cette apparente contradiction ? De ce que l’officier connaît trop peu ses hommes, s’intéresse trop peu à leur personne.

Tout contribue à l’en détourner. Si, d’abord, jamais l’importance de connaître sa troupe, de s’y intéresser, de la marquer d’une empreinte durable, n’a été plus grande, jamais non plus il n’a été plus difficile de le faire : le service court, d’une part, accroît démesurément les contingens, et de l’autre laisse à peine le temps de les voir passer. Beaucoup plus de monde, pendant beaucoup moins de temps, voilà la formule à laquelle il aboutit. La solidarité ne s’établit plus comme jadis, machinalement pour ainsi dire : il faut la vouloir fermement, malgré les difficultés ; et, pour la vouloir ainsi, il faut être fermement convaincu que là réside le premier devoir, et qu’en dehors de toute considération sociale, au point de vue professionnel seul, une troupe bien en main, moins instruite, vaut mieux qu’une troupe plus instruite, moins en main.

Ensuite, il faut bien le dire, ce côté moral du rôle de l’officier, c’est ce dont on lui a le moins parlé. Tandis qu’en Russie les beaux enseignemens du général Dragomirof concernant la mission morale de l’officier, — nous ne dirons pas seulement font loi, mais formulent et résument l’idée mère qui anime le corps d’officiers, — chez nous, bien qu’on admire ces écrits, que même on les lise, l’état d’esprit qu’ils dénotent n’existe qu’à l’état d’exception, et, dans ce cas, résulte de tendances individuelles et non d’une doctrine commune reçue comme un dogme au début de toute éducation militaire. A ceux qui viennent des écoles on a parlé stratégie, balistique, géographie ; on a cherché à développer leur intelligence militaire, mais bien peu leur cœur militaire : on leur a enseigné à instruire leurs hommes, leur a-t-on fait comprendre qu’il fallût d’abord les aimer et conquérir leur affection ? Aux plus distingués on a donné comme objectif l’école de guerre, l’état-major, c’est-à-dire la vie de bureau, d’employé, qui draine chaque année davantage l’élite de l’armée ; de plus en plus, pour l’officier de choix, le commandement de troupes semble un passage, une corvée à subir, durant laquelle il s’agit d’expédier le plus vite possible l’exercice professionnel pour garder le temps de se préparer à ses hautes destinées. Chez ceux que l’école de guerre ne prend pas, l’objectif des ambitieux ou le lot involontaire de ceux qu’on distingue, ce sont, dans les grades inférieurs, les fonctions, les missions spéciales, ce que le troupier désigne d’un mot énergique, « les embuscades. » Ceux enfin qui restent dans la troupe, au spectacle de la hâte que chacun éprouve à s’en esquiver et de l’honneur et des avantages réservés à ceux qui en sont sortis, sont médiocrement préparés à envisager la mission qu’on leur a laissée, par pis-aller,