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charme que de finesse et son enfance, et son éducation, et les dernières années de la société française avant la Révolution. Il raconte avec une liberté piquante, trop piquante pour être juste, les scènes de l’entrevue d’Erfurt, et partout, dans toutes ces pages, même les plus insignifiantes, il y a des traits où se retrouve l’esprit supérieur ; mais il est évident que ces Mémoires, composés et retouchés sous des régimes successifs, ne sont qu’une œuvre incomplète et décousue, sans lien et sans suite. Ils sont un document de plus ; ils ne révèlent rien de bien nouveau ni sur la Révolution, ni sur l’Empire, ni sur l’homme qui, après avoir été mêlé à tout, reste un personnage à demi énigmatique.

Au fond, M. de Talleyrand, qui fut tour à tour abbé d’ancien régime, évêque relaps, député à l’assemblée constituante, ministre du Directoire, du Consulat, de l’Empire, du roi Louis XVIII, vice-grand-électeur, grand-chambellan, M. de Talleyrand a-t-il jamais été l’homme des gouvernemens qu’il a servis ? Le vieux roué s’est prêté quelquefois, il ne s’est jamais donné sans réserve. C’est justement son originalité de s’être fait par une série de circonstances extraordinaires, par la souplesse de son esprit et par une complète indifférence morale, une situation telle qu’il a paru passer tout naturellement d’un régime à l’autre. Il tenait de sa naissance et de son éducation une aisance supérieure dans ses relations avec tous les pouvoirs. Il tenait des révolutions qu’il avait traversées une absence totale de scrupules. Il tenait de sa nature une indolence sceptique et un génie délié qui ont toujours fait sa force dans la complication et dans la précipitation des événemens. Il était fait pour rester jusqu’au bout une sorte de puissance indépendante, patiente et neutre, négociant perpétuellement avec la fortune, habile dans l’art des évolutions nécessaires ou utiles, on ne peut pas dire qu’il conspirait contre les gouvernemens qu’il servait ; il ne conspirait pas, il se ressaisissait, il mesurait sa fidélité aux succès de ces gouvernemens, aux chances de durée qui paraissaient leur rester. C’est le secret de sa conduite avec l’empire et l’empereur, à qui il avait commencé par prodiguer un attachement plein d’effusions, un dévoûment passionné, — et dont il ne se détachait que par degré, à mesure qu’il croyait voir dans les excès de génie de Napoléon les premiers signes d’une inévitable catastrophe. Le point grave et délicat serait de savoir comment M. de Talleyrand réussissait à concilier dans son esprit ses devoirs de grand dignitaire, de ministre ou de vice-grand-électeur et ce rôle d’indépendant, de frondeur qu’il prenait de plus en plus dans l’empire à partir de 1807 : il ne s’en préoccupait pas, il trouvait cela tout simple !

Un de ses émules en diplomatie, M. de Metternich, parle, dans ses souvenirs, des conversations qu’il avait eues avec M. de Talleyrand après cette entrevue d’Erfurt, si spirituellement racontée dans les Mémoires qui paraissent aujourd’hui. Les confidences qu’il avait recueillies