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vérité, un oisif surtout, un blasé ; las à quarante-cinq ans d’avoir trop et mal vécu. Il a l’idée singulière de demander la main de la petite mourante ; et, ce qui n’est pas moins extraordinaire, il l’obtient. Mais la sœur s’est éprise du beau quinquagénaire. Tentée d’abord de rompre à son profit un mariage qui la désespère, elle le laisse pourtant s’accomplir. De Thièvres épouse Simone, mais sans devenir son mari ; l’enfant sortie des bras de sa mère reste une enfant entre ses bras à lui. Quinze jours plus tard, emportée par la jalousie, par tout le torrent de son âme mauvaise, Marthe révèle brutalement à Simone le secret de sa passion. Elle accuse la pauvre petite moribonde de lui avoir volé son amour, et Simone, défaillante d’horreur, n’a que le temps d’appeler son mari à son secours. De Thièvres l’emporte dans ses bras et rentre aussitôt pour maudire et chasser la misérable. Mais celle-ci l’arrête d’un regard, le supplie de lui pardonner, et de l’aimer parce qu’elle l’aime, de la revoir avant qu’elle ne s’éloigne et ce soir même de venir la rejoindre. De Thièvres promet, abandonne sa main aux lèvres avides de sa belle-sœur, lorsque Simone, revenue sans bruit, surprend cette promesse et ce baiser et tombe raide morte.

C’est un peu par la donnée elle-même, beaucoup par les caractères de Marthe et de Thièvres que peut choquer le drame de M. Lemaître. Le sujet seul a quelque chose de pénible. On n’assiste pas, deux heures durant, à l’agonie d’une enfant sans avoir le cœur serré d’une trop longue étreinte. On n’accepte pas non plus sans malaise l’idée de ce mariage incomplet, cette espèce de compromis entre l’amour et la mort. Tous deux ont quelque chose de sacré, mais d’incompatible aussi. Les rapprocher de la sorte, c’est peut-être manquer de respect à l’un et à l’autre, et des baisers sur des lèvres mourantes les profanent sans les ranimer. Pour aimer, pour être aimée, dit la pauvre Simone avec une mélancolie déchirante, il faut vivre, et elle vit à peine.

Marthe, au contraire, ne vit que trop, la terrible fille, d’une vie exubérante et féroce, et ce personnage, insuffisamment préparé d’abord, poussé ensuite à l’odieux, éclate trop brusquement, comme une bombe inattendue et meurtrière. Ce n’est pas, croyez-le, contre l’atrocité de Marthe que nous protestons au nom d’un optimisme de convention, mais contre la surprise de cette atrocité. Au premier acte, Marthe paraît douce et prévenante envers sa sœur. Un peu libre d’allure et de langage, elle ne semble pas méchante, et le mot de perruche que murmure de Thièvres en la regardant, n’annonce pas une criminelle. Le bon docteur Doliveux, un type charmant, celui-là, a beau parler d’elle comme d’une sacrifiée, d’une enfant à laquelle il faudrait plus de mouvement et de plaisir, on ne voit guère qu’elle soit à plaindre et quelle joie ou quelle consolation dans le présent, quel espoir dans l’avenir, peut manquer à cette belle et saine créature. La première