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abusé, en pareilles circonstances, des sonneries qui se répondent dans l’orchestre et sur le théâtre ? J’aime mieux certaine aurore de Samson et Dalila, plus sobrement indiquée par une série d’accords en étages. Il est vrai que nous sommes ici dans un camp et qu’il fallait bien donner au matin une sonorité militaire.

Signalons en passant de jolies, très jolies phrases, celle de Varedha : Jour béni par les dieux, qui nous a rappelé une délicieuse cantilène du Roi de Lahore, plus charmante encore, celle-là, et plus alanguie d’amour : Il va connaître enfin cette douce pensée. Plus loin, voici du meilleur Massenet : toute la déclaration de la prêtresse à Zarastrâ, mélodie qui caresse et qui ploie, tantôt festonnée de triolets onduleux, tantôt sillonnée de gammes fulgurantes ou semée des étincelles de l’harmonica.

Très lourd, en revanche, et très banal l’appel d’Amrou aux Dévas, rien n’étant plus ennuyeux, on le sait, que les pontifes ou les rois qui, à grand renfort de cuivres, invoquent les divinités exotiques (voir, dans Esclarmonde, le rôle de l’empereur Phorcas). Zarastrâ et la belle Touranienne s’avancent, accompagnés par une élégante ritournelle. Ici encore M. Massenet se retrouve ; voilà bien l’amabilité, la distinction de son style, son adresse à poser, sur une arabesque instrumentale qui chante elle-même, la déclamation chantante des voix. Mais pourquoi, peu de mesures plus loin, sur ces vers fâcheux :


O cœur indompté,
Cavale rétive !


pourquoi un écart de musique plus déplorable encore, et un temps de galop que n’excuse pas l’interpellation hippique du héros à sa bien-aimée ? Serait-ce pour faire valoir le duo qui suit, duo de salon, plutôt mondain que nord-altaïque, mais enjolivé d’une orchestration délicate et qui se mêle à la chanson lointaine des prisonniers touraniens ? La coupe en est un peu étroite, la tendresse un peu minaudière, mais il termine avec grâce ce premier acte, qui nous a charmé le plus.

Le second nous a étourdi. Du bruit, sans un accent de force ou de vérité, voilà le duo du grand-prêtre avec sa fille. Quant à l’interminable tableau du triomphe, qu’on imagine quelque chose comme la mise en scène d’Aïda ; mais, hélas ! la mise en scène seulement. A droite, sur une estrade et sous un parasol, le roi de rigueur. Prisonniers, prisonnières, guerriers, vierges, bayadères, trophées, dépouilles, vaisselle, éventails de plumes, armes, bijoux, monceaux d’argent et d’or, « les harnais et les rênes, les peaux d’ours et de rennes, les cuirs écaillés de métal, » tout cela défile par groupes et par tas, et chaque tas et chaque groupe nous est présenté, expliqué, comme dans la lanterne magique, par un insupportable cicérone touranien. Les captives passent en dansant. Je n’ai jamais compris pourquoi les captives dansent,