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Le cinquième acte, enfin, est une merveille, mais de décoration seulement. Dans l’ombre de la nuit bleue, sous un ciel criblé de plus d’étoiles qu’on n’en vit jamais dans un ciel d’opéra, le temple éventré s’ouvre béant sur l’azur. Un pan de muraille énorme surplombe et menace ruine ; çà et là gisent des cadavres ; seule, intacte, gigantesque, la statue de la déesse se dresse au fond, devant l’autel qui fume encore. Le dernier duo, écrit dans le style de Manon, a paru mesquin et maniéré dans ce paysage grandiose, et l’on a trouvé à tort que l’embrasement final rappelait celui de la Valkyrie.

Nous n’espérons guère en l’avenir de cette partition, mais sans douter pour cela de l’avenir du maître. Werther peut être un jour la revanche du Mage. Il semble que M. Massenet traverse une crise d’énervement et de lassitude. Son talent s’est trop dépensé et dispersé ; au lieu de le prodiguer, qu’il le concentre ! Qu’il se reprenne lui-même, se repose, se recueille et se fortifie. Qu’il ferme sur lui la porte de sa maison, et, sourd aux bruits du dehors, qu’il écoute au dedans. Alors il réentendra les voix du passé, mélodieuses hôtesses qui ne sauraient l’avoir trahi. Un sage, un saint, a dit : « Nous n’avons qu’un maître, un seul maître, qui est intérieur. » M. Massenet doit revenir à ce maître dont les leçons, jadis, étaient douces et le joug léger. Joubert a écrit : « Heureux ceux dans lesquels le style est une habitude de l’âme, » et il ajoutait : u L’habitude de l’esprit est artifice ; l’habitude de l’âme est excellence et perfection. » Le malheur du Mage, c’est qu’on y retrouve seulement l’habitude, le procédé d’un esprit. Souhaitons de retrouver bientôt ailleurs l’habitude d’une âme qui fut charmante et peut encore le redevenir.

L’interprétation du Mage a été au-dessus de ce qu’on attendait. Mme Fierens est une vaillante cantatrice de second ordre. Mme Lureau-Escalaïs a fait de très grands progrès. Elle a modéré sa voix, épuré et affiné son style. Utile jusqu’à présent, la voilà désormais agréable, et pour nous qui l’avons critiquée jadis, c’est un double plaisir aujourd’hui de la louer. M. Vergnet chante avec un peu de froideur, infiniment de goût, et d’une voix délicieusement timbrée. M. Delmas, dans le rôle ingrat du grand-prêtre, se montre plus que jamais par la voix, le style, la belle diction et la belle tenue, le chanteur et l’artiste émérite que, dès le début, il promettait et qu’il est devenu. Quant à M. Martapoura, par son nom du moins, il a semblé le plus touranien de tous les interprètes.