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vrai Bengali fin et malingre. Très précieux, ce boy, à la fois un guide, un domestique, un interprète, un compagnon. Seulement, il est entendu qu’il ne servira pas à table. Voir manger un pourceau de chrétien, respirer l’odeur des viandes, c’est une souillure dont il ne se laverait pas. Comme il sait très bien l’anglais et connaît les pays que nous traversons, il demande trente roupies par mois. Là-dessus il se nourrit, fort économiquement d’ailleurs : un peu de riz qu’il fait bouillir dans son vase de cuivre et qu’il mange assis par terre sur ses talons, un peu d’eau pour se laver la bouche selon le rite, il ne lui en faut pas plus. Son métier est d’enregistrer les bagages, de connaître le nombre de mes colis, de les compter à tout instant, de m’empêcher de les perdre. Impossible d’égarer un mouchoir sans qu’il s’en aperçoive au bout de trois minutes et me force à fouiller toutes mes poches. Hindou de race et de religion, sivaïste de secte, il semble vénérer particulièrement les singes et les vaches. Comme je faisais semblant de le railler à ce sujet, il a eu un sourire mystérieux et a gardé le silence.

Cheddy appartient à la caste Çoudra, qui fut, dit-on, créée des pieds de Brahma : « Pur de corps et d’esprit, humble serviteur des hautes classes, doux en paroles, jamais arrogant, cherchant son refuge chez les brahmes, tel est, dit Manou, le vrai Çoudra. » — Celui-ci, qui est fort et gros comme une sauterelle, succombe sous le poids d’un petit sac de nuit, et il est entendu qu’il ne portera rien. En revanche, il me suit comme son ombre, couchant en travers de ma porte comme un petit chien fidèle et se battant comme un lion contre les mendians qui nous assaillent. Il sait quelques mots de sanscrit, l’anglais, le bengali, l’hindoustani, l’histoire des rajahs, des shahs et des khans, et, le soir, assis à ma porte, il lit à la lueur d’une lanterne un grimoire mystérieux. Mais malgré tant de science, son cœur est humble, un vrai cœur timide et pur de Çoudra.

Nous avons causé. Élève des missionnaires protestans de Calcutta, il ne s’est pas converti. Il aime beaucoup les Anglais : — « Juge anglais dire à pauvre homme : Tu as raison, et à homme riche : Tu as tort. » — Voilà le petit fait qui, souvent répété, assure la domination anglaise dans l’Inde. Sous ce régime, le paysan est tranquille. Il n’est plus traqué et barrasse par tous les fonctionnaires des gouvernemens indigènes ou musulmans. Il paie un petit impôt régulier, et le voilà maître de son gain ; il connaît un sentiment tout nouveau chez le paysan hindou, celui de la sécurité.

En revanche, Cheddy Lall n’aime pas les soldats : — « Trop fiers, me dit-il, pauvre Hindou porter tous leurs bagages. » — Cette petite image suffit. On voit la morgue, le silence hautain du