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A la citadelle. — Curieuse forteresse de grès rouge au bord de la Jumma. Au sommet des murailles rugueuses, des bastions massifs, faits pour résister aux assauts, et qui plongent dans le fleuve comme des falaises, circulent les plus sveltes broderies de marbre pâle, rendues plus exquises par le contraste de l’énorme pierre brute qui les porte. C’est un rocher couronné de dentelle dans laquelle les boulets ont fait quelques pitoyables déchirures. Il y a de tout dans ce fort, des mosquées, des harems, des palais, des salles de justice, des jardins, toute une ville de marbre cachée dans les hautes murailles crénelées, toute une ville royale, ou mieux tout un camp[1] dont le chef, à l’abri derrière l’épaisseur de la pierre accumulée, entouré de ses ministres, de ses conseillers, de ses généraux, de ses poètes, de ses musiciens, de ses femmes, s’acquittait de ses devoirs d’empereur et de musulman, goûtait les joies raffinées, le luxe suprême d’un tyran artiste et amoureux.

On passe sur un pont-levis, sous des portes fortifiées, devant un corps de garde où flânent des soldats européens, on suit une large voie dallée qui monte entre les bastions, et l’on débouche dans l’intérieur, où les édifices se pressent comme les tentes dans un camp.

D’abord la Moti-Musjid. — Sur les trois côtés d’une cour carrée, dallée de marbre, se déploie la mosquée de marbre. Cinquante-huit gros piliers qui montent et se recourbent en ogives guillochées de fleurs, soutiennent la lourde table du toit, et dans cette galerie profonde le marbre a les tons doux et chauds du vieil ivoire. Rien de plus, ni peinture, ni boiserie, deux couleurs seulement, le bleu du ciel, le blanc de l’albâtre, et cette simplicité somptueuse, cet éclat du soleil sur la pierre chaste, expriment mieux que tout l’ardeur spirituelle, l’exaltation de l’âme musulmane.

Sur le toit, trois coupoles pointues gonflent leurs bulles étincelantes, découpent leurs courbes savantes sur un ciel pâle, si léger, si pur, qu’il semble vide d’air, un éther où rien ne serait que la lumière.

Ensuite, c’est un dédale de vastes cours, fermées sur trois côtés, la cour des carrousels et des tournois où les chevaux caracolaient, où les tigres et les éléphans combattaient devant l’empereur, le Dewan-i-Khas où, sur son trône de marbre noir, Akbar prononçait les sentences de mort, le Dewan-y-Am, le Jehangir Mahal, puis des couloirs dont les murailles sont incrustées d’oiseaux et de fleurs, — perroquets d’émeraude, lotus de lapis-lazuli, — dont les fenêtres sont faites d’une seule dalle de marbre ajouré, découpé en

  1. Les forts de Delhi et d’Agra sont des camps permanens installés sur le modèle des camps que les Mogols posaient dans les steppes qu’ils traversaient.