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arabe mahométane, afin de démontrer la supériorité de l’islamisme à son apogée sur le christianisme, auquel il refuse d’avoir jamais fait aucun bien dans le monde[1]. Nier toute autorité dans le ciel et sur la terre, ne pas croire à une Providence, à une vie future, représenter l’Église « comme une institution de police du capital, trompant le prolétariat par une lettre de change sur le ciel, » est considéré comme essentiel, car l’homme, privé des compensations célestes, désire la terre bien plus énergiquement. C’est surtout dans les réunions publiques de Berlin que cette exégèse revêt la forme la plus violente et la plus grossière. On comprend, quand on y assiste, le dégoût qu’éprouvait Henri Heine à entendre l’existence de Dieu « niée par de sales savetiers et des garçons tailleurs décousus. » Cet athéisme épais, puant le tabac et l’eau-de-vie, le ramenait au spiritualisme le plus éthéré, le plus diaphane.

Au reste, cette polémique, commencée il y a un siècle aux petits soupers des rois libres penseurs et des philosophes en bas de soie, et qui s’achève dans les assommoirs, n’offre plus, aux yeux des chefs du socialisme allemand, qu’un intérêt secondaire ; la libre pensée ne représente plus, dans les questions du présent, qu’un mouvement intellectuel. « A différentes époques, de grandes luttes ont pris la forme de combats religieux ou plutôt antireligieux, parce qu’on cherchait à atteindre, derrière l’Église, une organisation politique et sociale. On ne se tourne contre elle aujourd’hui que si le combat des classes se ralentit ou s’endort pour un temps. »

Le socialisme révolutionnaire se donne lui-même comme une religion. M. Leroy-Beaulieu a été un des premiers à noter ce caractère religieux jusque chez des ouvriers parisiens. « Le socialisme, d’après Schaeffle, à tout le caractère du fanatisme de secte, sur lequel la réfutation n’a pas de prise. Superstition populaire, il gagne, rassemble et organise le prolétariat pour le renversement radical. » Il y a dans le caractère allemand un singulier alliage de négation et de mysticisme. Les docteurs du socialisme en Allemagne professent, comme les nihilistes russes, le pur matérialisme de Moleschott et de Büchner : ce sont de véritables athéologiens. Ils ne s’en tiennent pas à l’agnosticisme, seule attitude de l’homme de science devant le mystère de l’inconnaissable : Engels répudie ce mot nouveau

  1. Lors des élections de 1890, un journal rappelait que Bebel avait été dans sa jeunesse membre des cercles catholiques allemands. Bebel a confirmé le fait, en ajoutant qu’il était entré dans ces maisons catholiques organisées pour les jeunes ouvriers, sans rien dissimuler de ses opinions, et qu’il y avait rencontré plus de vraie tolérance que chez ses coreligionnaires protestans. Ce souvenir aurait dû, semble-t-il, adoucir la rigueur de sa thèse, puisque, en cela du moins, le catholicisme a bien mérité de l’ouvrier Bebel. Mais l’esprit de secte et de système ne permet pas ces concessions.