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lointains, bien qu’ils prétendent que le socialisme n’est pas une construction a priori, mais que la réalisation de ses buts sera le résultat d’une évolution naturelle, ils nous l’indiquent comme un état de perfectionnement absolu, de bonheur général et de bien-être universel. Leur optimisme démesuré contraste avec le pessimisme noir sous lequel ils envisagent la société contemporaine. S’il est difficile, même aux privilégiés, d’être parfaitement contens de ce monde, à moins qu’ils n’aient l’esprit étroit et le cœur aride, on conçoit que les déshérités ne se résignent pas aisément « aux fatales nécessités de la société humaine. » Et, quand on trouve ce monde mauvais, on est bien près d’en rêver un meilleur, et la beauté du songe est en proportion même des misères, des désenchantemens de la réalité. Ces cités aériennes sont aussi aisées à construire que difficiles à démolir dans l’imagination de ceux qui ont besoin d’y croire, d’autant qu’elles fuient devant nous dans l’avenir illimité et que nul voyageur n’en reviendra jamais.

Bebel, entre beaucoup d’autres, a esquissé, dans son livre sur la Femme, une vue à vol d’oiseau de la société de l’avenir, sorte d’exposé populaire et poétisé des idées que Marx exprime dans sa Critique de l’économie politique. N’étaient la composition et le style, ces pages ajouteraient un chapitre à l’histoire déjà si riche des illusions humaines, depuis la République de Platon jusqu’au Phalanstère de Fourier. Les vieux plans fantastiques de Fourier, comme le remarque Schœffle, ne forment plus à la vérité le programme du socialisme actuel, mais ils en contiennent déjà les pensées fondamentales. Ce qui distingue toutefois les utopistes contemporains, c’est que leur état de l’avenir est construit non plus sur la Foi, mais sur la Science, et cela même est fort instructif, car nous voyons ainsi la science, éternelle ennemie des chimères, engendrer à son tour des superstitions dans ces têtes confuses[1].

« L’union du prolétariat et de la science, disait déjà Lassalle, étouffera dans ses bras d’airain tous les obstacles à la civilisation. » « Le socialisme, dit Bebel, c’est la science appliquée avec claire conscience et pleine connaissance à tous les domaines de l’activité humaine. Tandis que dans l’ancienne société, en matière de

  1. Parfois aussi les hommes de science, dans leur confusion du monde physique et du monde moral, s’abandonnent aux mêmes utopies que les socialistes, qui se plaisent à invoquer leur autorité. Bebel cite le passage suivant de Hœckel : « L’homme en viendra à organiser sa vie commune avec ses semblables, c’est-à-dire la famille et l’état, non d’après les principes des siècles éloignés, mais par suite des principes raisonnables d’une connaissance conforme à la nature. Politique, morale, droit,.. devront être formés uniquement d’après les lois naturelles L’existence digne de l’homme, dont on fait des fables depuis des milliers d’années, deviendra enfin une réalité. » — Espérons-le !