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politique, de droit, de morale, on se réglait sur la tradition, dans la nouvelle on agira d’après la connaissance des lois naturelles qui régissent la race humaine, » comme si justement, se régler en partie sur la tradition, fruit de l’expérience des siècles, expression du caractère et des besoins d’un peuple, n’était pas aussi une loi naturelle ! L’effort des docteurs du socialisme contemporain tend surtout à démontrer qu’il se concilie avec le darwinisme. Si la théorie de Darwin, en effet, est l’expression même des lois qui régissent le monde animal et la société humaine, toute doctrine en désaccord avec cette théorie serait de nulle application, et toute tentative de réforme, frappée d’impuissance.

Or, à première vue, apparaît l’opposition absolue des théories socialistes et de la formule darwinienne, projetée comme une longue traînée de lumière sur les ténèbres et la confusion de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine, la lutte pour l’existence et la survivance du plus apte. Darwin a emprunté, comme on sait, à son ami Malthus, honni par les socialistes, et que Marx traite « d’humble valet des intérêts conservateurs, » le fond même de sa théorie : il est essentiellement malthusien. « La sélection naturelle résulte de la lutte pour l’existence, et celle-ci de la rapidité de la multiplication. Il est impossible de ne pas regretter amèrement, — à part la question de savoir si c’est avec raison, — la vitesse avec laquelle l’homme tend à s’accroître, qui entraîne dans les nations civilisées la pauvreté abjecte. L’homme ayant à subir les mêmes maux physiques que les autres animaux, il n’a aucun droit à l’immunité contre ceux qui sont la conséquence de la lutte pour l’existence. S’il n’avait été soumis à la sélection naturelle, il ne se serait certainement jamais élevé au rang humain[1]. » D’après Darwin, il est vrai, la civilisation fait en une certaine mesure échec à la sélection naturelle, la lutte pour l’existence y est modifiée, mais cela même a d’heureux effets : « Dans tous les pays civilisés, l’homme accumule sa propriété, et la transmet à ses enfans, il en résulte que tous les enfans d’un même pays ne partent pas tous également d’un même point dans la course vers le succès ; mais ce n’est pas là un mal sans mélange, car sans l’accumulation des capitaux, les arts ne progressent pas ; or, c’est principalement par leur action que les races civilisées se sont étendues, et, élargissant partout leur domaine, remplacent les races inférieures… La présence d’un corps d’hommes bien instruits, qui ne soient pas obligés de gagner par un travail matériel leur pain quotidien, a une importance qu’on ne saurait trop apprécier, car ils sont chargés de toute l’œuvre intellectuelle supérieure, dont dépendent surtout les

  1. Descendance de l’homme, p. 194.