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jouissance, pas de jouissance sans travail. » Bebel, comme en une vision éclairée aux feux de bengale, nous laisse entrevoir les splendides ateliers, laboratoires, casinos de l’avenir, d’un luxe vraiment royal. Il y aura des musées jusque dans la campagne. Rien qui rappelle les mornes établissemens communistes de la société actuelle, collège, couvent, caserne ou prison. C’est le capitalisme qui crée la servitude politique, militaire, économique. Dans la société affranchie, plus de soucis de fortune, de famille, d’avenir pour les enfans, dont l’Etat se charge. Le mariage sera métamorphosé en une liaison agréable et, s’il le faut, changeante. Au lieu de se morfondre dans le tête-à-tête du foyer conjugal, on vivra beaucoup plus de la vie de société. Assemblées, délassemens, conférences, spectacles, ce qui n’est que le privilège des hautes classes deviendra le plaisir de tous.

Il n’est pas jusqu’à la mort même qui ne soit appelée à perdre son aiguillon. Les épidémies cessant, grâce aux progrès de l’hygiène, la fin au terme naturel sera de plus en plus la règle ; et « délivré de cette idée assommante de l’immortalité personnelle, » on s’éteindra sans souhaiter un au-delà, avec la certitude que l’on aura goûté le ciel sur la terre.

Hélas ! il serait à craindre que dans ce paradis de l’avenir, si jamais il existait, le suicide par dégoût de vivre n’exerçât d’effrayans ravages ; sans parler de cette inquiétude éternelle au cœur de l’homme, « retranchez le désir et la lutte, il n’y a plus qu’ennui dans la vie. » Un orgueil inné nous porte à chercher au-dessus de nous, à nous élever à un rang supérieur, à nous distinguer de nos semblables, à vaincre la fortune adverse ; et de là naissent les joies les plus vives qu’il nous soit donné de sentir. « L’inégalité des richesses, dit Wells, semble à beaucoup constituer le plus grand des maux de la société ; mais si grands que soient ces maux, ceux qui résulteraient de l’égalité des richesses seraient pires encore. Si chacun était content de sa situation, si chacun croyait ne pouvoir l’améliorer, le monde tomberait dans un état de torpeur. Or il est constitué de telle sorte qu’il ne peut rester stationnaire… Le mécontentement pour chacun de sa propre condition est le pouvoir moteur de tout progrès humain. »

Est-il besoin d’énoncer enfin ce truism que le bonheur est non affaire sociale, mais conquête individuelle, que les circonstances les plus favorables en apparence ne le produisent pas toujours ? Laissons à ce propos Liebknecht réfuter Bebel, et se réfuter lui-même. Dans ses agréables notes de voyage en Amérique[1], où il a laissé le socialiste sommeiller en lui, Liebknecht semble

  1. Ein Blick in die neue Welt, von Wilhelm Liebknecht. Stuttgart, 1887.