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grecques et germaniques. Nul droit écrit : tout y est réglé par des habitudes immémoriales et inexpliquées, toute la vie politique y est instinctive comme dans une fourmilière. C’est un groupement naturel, le vrai mode de groupement de la société hindoue. Les Mogols, avant eux les Pathans, ont pu détruire les monarchies indigènes, installer partout leur administration. La commune était une molécule trop infime pour qu’on y fît attention, trop petite et cohérente pour qu’on pût la dissoudre, et c’est elle qui a permis au monde hindou, à l’esprit hindou, à l’hindouisme de subsister à travers des siècles de tyrannies et d’exterminations.

Je ne puis voir que le dehors : voilà bien les scènes d’autrefois, qui reportent l’esprit aux temps d’Homère. Un groupe de femmes autour d’un puits, « toutes portant l’amphore, une main sur la hanche, » des marmots nus qui roulent dans la poussière, des fillettes vêtues d’une seule étoffe rouge qui découvre le petit ventre enfantin. Avec des mines effarées et curieuses de jeunes chattes, elles reculent en nous voyant passer. — Le potier, accroupi, pétrit son argile ; de vieilles femmes ridées et parcheminées broient du riz sous une meule de pierre brute ; de petits écoliers tout nus se serrent autour d’un magister qui chantonne d’une voix de plain-chant en déroulant des volumes manuscrits. — Au seuil d’une porte, un homme assis sur ses talons, avec une allure de martyr résigné, abandonne sa tête au barbier qui lui rase le crâne avec tendresse. Il y a des mendians centenaires, sordides, décharnés, aux côtes saillantes, qui chancellent sur leurs bâtons, glapissent en tendant leurs pattes noires. Au milieu de la route, des cordonniers, assis en cercle, tirent l’alène et fument une hookah que l’on se passe de main en main. — Très proprement, au bout du village, sur de petites tables sont rangés quelques friands morceaux de canne à sucre et des feuilles fraîches de vert bétel pliées en cornet.

Bien vite il fuit derrière nous, ce petit monde, un peu ému par notre passage, et de nouveau c’est la grand’route qui coupe tout droit à travers la plaine. Quelquefois nous dépassons une file de chameaux : ils avancent avec une démarche hautaine et douce, .promenant leurs fines têtes maigres et lippues au bout de leurs grands cous flexibles qui se cambrent et ondulent, leurs cavaliers tanguant au haut de leur échine. Puis des bandes de paysans, la tête et les reins ceints de blanc, des femmes, les bras et les chevilles cuirassés de cent bracelets de porcelaine, de petits mulets qui disparaissent sous leurs fardeaux. — Quelquefois ce sont d’énormes chariots bruts, aux roues épaisses, le timon fait d’un petit arbre à peine équarri, semblables à ceux qui devaient emporter les peuples barbares dans leurs migrations. De grands bœufs