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le foyer de la démoralisation et de la ruine du goût en Allemagne. Goethe se plaisait à répéter que l’esprit berlinois était l’antithèse de son esprit à lui.

Aujourd’hui encore, personne n’aime cette ville, étrangers ni Allemands. Le prétendu enthousiasme des Berlinois lui-même sonne faux : on s’aperçoit vite qu’ils veulent s’entraîner à aimer l’endroit où ils vivent, tandis qu’en réalité ils lui préfèrent, je ne dis pas même Paris ou Vienne, mais toute ville allemande ayant un caractère plus national, des mœurs plus stables et une cuisine plus soignée. Interrogé sur les motifs de son goût pour Berlin, le Berlinois s’empresse de citer le métropolitain, les pompes à incendie, la lumière électrique ; mais l’instant d’après il avoue qu’il serait heureux de vivre quelque autre part, ses affaires réglées. Il aime Berlin comme d’office, par tenue et par esprit d’imitation.

C’est de la même façon qu’il aime, depuis quelques années, la campagne qui entoure Berlin. Il n’a point de cesse qu’il n’y possède une villa ; mais la villa risque fort de rester souvent inhabitée, car les sites romantiques de la Suisse et du Tyrol offrent malgré tout plus d’attraits à des âmes sentimentales que ces vastes plaines marécageuses où luit un maigre soleil.

La récente passion des Berlinois pour les souvenirs historiques de la Marche de Brandebourg est un autre phénomène analogue et n’a pas, à ce qu’il me semble, un fondement plus solide. Elle sévit pourtant avec une intensité extraordinaire, au point que bientôt tout à Berlin sera märkisch, dans le style de la Marche, maisons, meubles et objets de ménage. Il suffit d’une allusion à la Marche pour assurer le succès d’un roman ou d’un mélodrame.

Encore de la Marche de Brandebourg, de ce sombre pays de lacs et de forêts, il s’exhale quelque poésie noble et triste qui pourrait en vérité séduire une race plus accoutumée au charme des nuances. Mais à l’égard de Berlin, je ne crois pas que quelqu’un puisse jamais éprouver le sentiment de respectueuse affection que suggère une patrie. Berlin n’a jamais été, ne sera jamais la patrie de personne : car Berlin n’est pas une ville, c’est une façon de foire permanente où l’on vient seulement pour gagner ou pour dépenser de l’argent.

Parmi toutes les impressions qu’on ressent ici, celle-là est la plus forte et la plus tenace. Personne ne peut s’en défendre. Des livres écrits expressément à la gloire de Berlin reconnaissent son caractère à jamais provisoire. « Dans chacune des phases successives de son développement, dit M. Rodenberg[1], Berlin produit

  1. Rodenberg, Bilder aus dem Berliner Leben, 3 vol., 1890.