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Nulle part, cependant, les ouvriers ne sont plus malheureux qu’à Berlin. Je les ai vus partir à l’ouvrage ; ce matin, avec leurs redingotes usées et crasseuses, portant sur l’épaule leurs boîtes de fer-blanc et la tête coiffée de casquettes à large visière. La mine de galériens que leur donnaient, au premier abord, leurs longs cheveux en désordre et leurs grandes barbes, n’empêchait pas qu’il n’y eût une terrible expression de tristesse et de désespoir dans l’éclat de leurs yeux creusés. Quelques-uns étaient accompagnés de leurs femmes, pâles et muettes créatures que paraissaient avoir abruties à jamais la misère, l’incessant travail, et la fatigue incessante de la maternité.

C’est que l’ouvrier berlinois souffre de deux maux affreux, l’excès du labeur et l’insuffisance de l’alimentation. Underfed and overworked, trop peu nourris et surchargés de travail : ainsi les définissait un rapporteur anglais chargé d’étudier les conditions de leur existence[1]. Et contre ces deux maux, le gouvernement ni la municipalité ne peuvent rien, aussi longtemps que restera en vigueur le système actuel sur le rôle des pouvoirs publics à l’égard des ouvriers.

Trop de travail : c’est tout naturel. Les industriels de Berlin ne sont pas, comme ceux des autres pays, des gens calmes et peu exigeans, accoutumés de père en fils à diriger leurs usines : ce sont des hommes nouveaux, qui veulent courir très vite à la fortune, fournir d’un seul coup une grande quantité de produits, et, puisqu’il est entendu qu’ils fabriquent de mauvaise marchandise, en fabriquer du moins beaucoup à peu de frais. Leurs ouvriers sont mal payés, moins qu’en France ou en Angleterre. Dans cette ville où les loyers coûtent plus cher qu’à Paris, les meilleurs ouvriers gagnent à peine de 18 à 24 marks par semaine. Les femmes, en travaillant du matin au soir, ne gagnent pas 1 m. 50. Les ouvriers berlinois ont avec cela un grand nombre d’enfans, ce qui les oblige à travailler davantage : et puis le système des jardins-écoles en a fait des façons de messieurs, et l’argent qui suffisait à leurs pères ne leur suffit plus.

Pour ce qui est de la nourriture, M. Rodenberg constate lui-même qu’un ouvrier de Londres ou de Birmingham mange plus de viande en un jour qu’un ouvrier de Berlin en une semaine. La nourriture des ouvriers berlinois, il est vrai, leur coûte peu. Ils mangent dans des restaurans créés pour eux, des cuisines

  1. Cité par M. Rodenberg ; nous renvoyons, d’ailleurs, au livre de M. Rodenberg (II, p. 140 et suiv.) et aux écrits spéciaux des économistes allemands pour les détails de l’organisation du travail à Berlin.