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populaires (volksküche) où ils ont, moyennant 25 pfennigs une portion, moyennant 15 pfennigs une demi-portion de viande avec des légumes. Mais ces volksküche ne donnent pas à boire, et quand l’ouvrier a mangé pour trois sous sa portion de viande, il va en face, à la destination, et c’est là qu’il dépense la solde péniblement gagnée.

Les destinations à l’usage des ouvriers sont presque toujours installées dans des caves. La vie de l’ouvrier berlinois se passe d’ailleurs presque tout entière dans des caves : il habite dans une cave, il mange dans une cave, il s’enivre dans une cave. En 1881, il y avait à Berlin 23,289 caves habitées, dont 9,755 n’étaient jamais chauffées. Ces caves comptaient 100,031 habitans.

Le nombre des destinations était, en 1886, de 9,000 et a certes bien augmenté depuis cette date, car il y en a une par maison dans les quartiers ouvriers. Ce sont des endroits lugubres, noirs et empestés, avec de misérables petites fenêtres couvertes de rideaux rouges. Les buveurs se tiennent debout, dans le coin le plus obscur, auprès d’un long comptoir chargé de harengs marinés, de concombres, de fromage, de jambon. C’est sur ce comptoir qu’ils boivent leur verre de bière blanche, de schnaps ou de rhum ; ils boivent en silence, sans s’occuper d’autre chose. De temps à autre seulement, une voix forte s’élève : un prédicateur socialiste fait l’éloge de Bebel, recommande la résistance aux patrons. Et aussitôt, je vois se tourner respectueusement vers lui ces yeux enfiévrés. Des exclamations très juste ! vrai ! coupent ses phrases ; on attend qu’il ait fini pour se remettre à boire.

Le samedi, jour de la paie, ces destinations ne désemplissent pas jusqu’à la nuit. Beaucoup d’ouvriers y laissent ce soir-là toute la paie de la semaine. Parfois ils y sont rejoints par des fournisseurs ou des cabaretiers voisins, qui viennent réclamer le paiement d’une dette. Parfois aussi, ce sont leurs femmes qui viennent rejoindre ces malheureux. Il est rare qu’elles acceptent de boire avec eux : la femme ivrogne n’existe guère à Berlin. Mais elles se tiennent debout près de la porte, immobiles et muettes à leur ordinaire, avec une expression spéciale d’épouvante au fond de leurs yeux sans couleur. Et rien n’est triste comme de voir, dans une infecte cave enfumée, ces couples silencieux : la femme proprement habillée de cotonnade claire, le mari en redingote, toujours plus pareil à un bohème déclassé qu’à un ouvrier.

L’ouvrier berlinois se montre au contraire tout à son avantage dans les réunions publiques, où sa redingote, ses longs cheveux et sa grande barbe lui donnent une apparence typique d’apôtre ou de sectaire. Il y a précisément une réunion socialiste ce soir, dans