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pratique de la loi. Le juif qui prétend observer les prescriptions rabbiniques ne peut vivre avec les autres hommes ; manger à leur table serait violer la loi. On l’a dit ici même : « Les fervens se seraient laissés mourir de faim plutôt que de toucher à des alimens préparés en dehors des prescriptions mosaïques. Toute nourriture, ou mieux, toute cuisine chrétienne leur est en abomination[1]. » C’est le mot de l’Écriture : manger des mets prohibés est une abomination. Cette répulsion pour tout contact intime avec les Gentils est une des choses dont le christianisme a eu le plus de peine à triompher. « Lorsque Pierre fut monté à Jérusalem, les fidèles circoncis lui adressèrent des reproches en disant : Tu es entré chez des incirconcis et tu as mangé avec eux[2]. »

Le Talmud, qui renchérit sur la Thora, tend à faire des juifs une sorte de caste séparée des autres hommes, comme les castes de l’Inde, par le souci de la pureté légale. Par là, le juif talmudiste est resté oriental. Méprisé de ceux qui l’entourent, il évite tout rapprochement avec eux ; il ne voudrait ni s’asseoir à leur table, ni goûter à leurs mets ; il tient à garder sa caste. Ce coudra ou ce paria sordide craint de se souiller, il redoute les contacts impurs. Il répugne à se servir des ustensiles des Gentils, ou à les laisser user des siens. J’étais allé, un jour, d’une seule traite, de Jérusalem au tombeau des patriarches, à Hébron, encore, pour les juifs, une des quatre villes saintes de la Palestine. J’avais un drogman d’origine juive qui me mena coucher dans une maison juive, chez des Hassidim, si j’ai bonne mémoire. Pour souper, il fallut attendre que le schächter israélite fût venu saigner la volaille. Nous n’avions apporté ni cuillères, ni fourchettes ; nos hôtes ne se souciant point de nous en fournir, nous fûmes obligés d’en faire demander à de moins rigoristes. Ainsi sont encore nombre de juifs d’Orient.

Il n’en est pas de même, il est vrai, en Occident. J’ai passé, dans ma jeunesse, trois mois, à Dresde, en pension, chez une famille israélite. Je ne sais si j’ai mangé de la viande kacher ; mais j’aurais désiré, chez la maîtresse de maison, plus de scrupules quant au saucisson et à la charcuterie. Il ne faut pas croire, du reste, que tous les juifs d’Europe fassent bon marché des prescriptions sur la nourriture. Partout où il y a une population israélite, elle a ses boucheries et ses sacrificateurs. Il y a même, en certaines de nos villes de France, des hôtels spéciaux pour les voyageurs israélites. J’en ai découvert un, l’hiver dernier, dans une de nos stations des Alpes-Maritimes. L’enseigne portait, dans les trois lettres hébraïques, le mot kacher. La clientèle était

  1. M. Maxime Du Camp, la Bienfaisance israélite, dans la Revue du 15 août 1887.
  2. Actes des apôtres, XI, 2, 3.