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l’expédier d’un coup de fusil. En approchant du lac Tanganyka, M. de Wissmann rencontra une de ces chaînes lamentables. « On ne saurait se figurer, dit-il, dans quel pitoyable état se trouvait cette marchandise humaine. Il y avait là plusieurs centaines de captifs aux jambes et aux bras décharnés, au ventre ridé et rentrant, au regard éteint, à la tête pendante. » Chaque soir, pour toute pitance, on distribuait à chacun une poignée de maïs ou de mil. Las, exténués, n’ayant plus même la force de broyer ou de piler le grain, ils se contentaient de le délayer dans de l’eau chaude ou de le rôtir, et ils l’avalaient précipitamment pour étourdir leur grosse faim.

En s’établissant dans le Zanguebar, les Allemands ont porté un rude coup aux Arabes, à qui ils ont coupé leurs communications avec la mer des Indes ; ils détiennent à l’heure qu’il est les routes que suivaient les convois de captifs ; libre à eux d’occuper les ports de Lindi, de Kilva, de Mikindani où se faisaient les grandes ventes et les embarquemens, et on ne saurait trop s’en féliciter. Mais cela ne suffit pas à M. de Wissmann. Il ne sera content que le jour où l’arabisme aura été « radicalement extirpé, mit Stumpf und Stiel. » — « Beaucoup a été fait, dit-il ; mais les bases d’opération des traitans, Tabora, Udjiji, Nyangoué sont toujours des marchés d’esclaves ; Tippo-Tib n’est pas mort ; le furibond Muini Muharra et d’autres chasseurs d’hommes continuent de traquer des indigènes qui ne connaissent d’autres armes que l’arc et la lance… Avant que ces lignes soient sous les yeux du lecteur, je me serai remis à l’ouvrage ; l’Afrique équatoriale délivrée de la peste de l’arabisme, tel est désormais le but de ma vie. » On peut l’en croire, il fera tout pour mener à bonne fin une guerre d’extermination, dont il se dissimule peut-être les dangers ; tout paraît facile aux grands désirs et aux grandes haines. Reste à savoir si M. de Soden ne jugera pas à propos de tenir en bride le zèle intempérant de son commissaire et de prévenir des complications, qui pourraient avoir de coûteuses conséquences.

M. de Wissmann paraît croire qu’extirper l’Arabe, c’est abolir l’esclavage, et pourtant dans plusieurs endroits de son livre, il semble s’être appliqué malgré lui à prouver le contraire. Les Arabes ont importé dans l’Afrique centrale la culture du riz, ils n’y ont pas importé l’esclavage, ils l’y ont trouvé comme une institution depuis longtemps consacrée et lugubrement florissante : marchands madrés, retors, sans entrailles et sans scrupule, ils ont mis à profit cette plaie sociale, ils s’en font un revenu. M. de Wissmann nous apprend lui-même que chez des peuplades qui n’ont aucun commerce avec eux, toute marchandise venue du dehors se paie en captifs. Il nous apprend aussi que des traitans noirs de la côte occidentale, d’Angola et de Benguéla, accompagnés de porteurs recrutés dans le Bihé, font des tournées dans la région où les armes à feu sont encore inconnues, passent des