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que cette période de tâtonnemens fut extraordinairement favorable au développement du lynchage. Une société, même en voie de formation, ne peut pas se passer de justice. Comme aucune somme n’était inscrite soit au budget fédéral, soit aux budgets locaux rudimentaires du North West Territory, pour payer des juges, et qu’il n’y avait pas moyen de constituer sur-le-champ des tribunaux réguliers, un certain nombre d’individus devaient se grouper et se groupèrent pour la défense des personnes et des propriétés. Cet usage s’accrut et se propagea nécessairement à mesure que la république des États-Unis s’étendit vers le Far-West, dans ces vastes et lointaines régions dont la population était clairsemée, aussi dépourvues de gendarmerie que de magistrature. Divers citoyens, en nombre croissant, s’improvisèrent à la fois juges, gendarmes et bourreaux. James Bryce explique, dans son American commonwealth, que les communautés à peine installées trouvaient une économie sérieuse à prendre ainsi leurs propres intérêts en main (take care of themselves), au lieu d’organiser une défense régulière et publique. C’est une raison toujours grave au-delà de l’Atlantique, mais particulièrement décisive dans les pays qui n’ont pas encore de finances.

Rien ne peut mieux faire comprendre comment la loi de Lynch apparut à un moment donné dans certains états de l’Union que le récit des événemens accomplis en 1851 à San-Francisco. Un flot impur d’immigrans avait envahi la Californie ; une horde de malfaiteurs infestait le pays et les meurtres se comptaient par centaines sans qu’une condamnation à mort eût été prononcée. A la fin de février, deux bandits étaient entrés dans un magasin pour voler le marchand, l’avaient assailli à coups de casse-tête et s’étaient enfuis, le croyant mort, avec 2,000 dollars. La population, dès l’arrestation des meurtriers, manifesta l’intention d’enlever la direction du procès criminel aux juges qu’elle avait sans doute élus, mais qu’elle croyait lâches ou vénaux. Un premier comité fut nommé tumultueusement et constitua sur-le-champ un jury, mais n’alla pas, cette fois, jusqu’au bout, parce que ces jurés mêmes ne s’entendaient pas, et laissa reprendre sa proie par la justice. Trois mois plus tard, un incendie qui succédait à beaucoup d’autres ayant réduit en cendres les trois quarts de la ville, un second comité, dit de vigilance et composé d’abord de quatre-vingts membres, se forma sous la présidence d’un certain Brannan, « pour empêcher qu’aucun malfaiteur n’échappât au châtiment par la faute de la police ou de la justice. » La Revue a raconté dans sa livraison du 1er février 1859 la première exécution sommaire qu’il ordonna, l’histoire abrégée de sa dictature, l’inutile résistance des autorités régulières, la formation d’associations semblables dans les autres villes de la