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et saisi par ces vengeurs de la morale outragée, qui le pendirent à l’arbre le plus proche. Quelques jours plus tard, à Charlotte, dans la Caroline du Nord, un Italien ayant été tué par un nègre, les blancs essayèrent de lyncher l’assassin, mais, par un hasard singulier, n’y réussirent pas ; toutefois les nègres tirèrent sur la milice envoyée pour les protéger ; celle-ci fit usage de ses armes et quelques blessés restèrent sur le terrain. Le lynchage prenait aussitôt sa revanche dans une petite ville du territoire de Washington : quarante hommes masqués réduisaient à l’impuissance le directeur de la prison locale, et procédaient à l’exécution sommaire de deux accusés qui attendaient leur mise en jugement.

Le lecteur, à la suite de ces récits sommaires, appréciera s’il est vrai que le lynchage soit en décroissance ou qu’un semblant de procédure garantisse les victimes contre les méprises des bourreaux. Il est inutile que nous tirions nous-même la conclusion.


III

On a, même en-deçà de l’Atlantique, trop d’indulgence pour ces exécutions sommaires. L’opinion publique admettait facilement, du moins avant les scènes du 14 mars, que la coutume sauvage des premiers temps se fut perpétuée, propagée même après la période de colonisation. Il faut tenir, pour juger le lynchage comme il doit l’être, un langage à peu près nouveau.

Toute procédure régulière a ses lenteurs. Cela peut déplaire au spectateur, qui veut arriver vite au dénoûment. Mais, comme il ne s’agit pas de jouer une pièce de théâtre, l’agrément du public ne saurait prévaloir contre d’autres considérations. Celles-ci peuvent se résumer en une seule : la nécessité pour tout état organisé de rendre la justice, c’est-à-dire de frapper les vrais coupables et de ne pas condamner des innocens. Pourquoi, dans toutes les contrées civilisées, une instruction judiciaire doit-elle succéder à l’enquête préalable et sommaire faite par les officiers de police ? C’est que les officiers de police, toujours révocables et trop souvent dépendans, ne sauraient inspirer, quelques services qu’ils rendent d’ailleurs, une confiance illimitée. C’est pourquoi dans les pays latins un juge inamovible, aux États-Unis un grand jury, recueillent, concentrent, contrôlent et complètent les premiers élémens de la procédure. Quoi ! c’est dans le pays où, dès 1641, le Massachusetts érigeait en loi fondamentale, sous le nom de corps des libertés, les principes posés par la grande charte et garantissait par tant de sages précautions la vie, la liberté, la fortune, l’honneur des habitans, qu’on enlève aux accusés la garantie élémentaire de l’instruction préparatoire !