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un accès de mélancolie farouche, prédit-il à ses compatriotes de l’Inde le sort qui dès aujourd’hui menace les Persans, fils dégénérés des anciens guèbres. Il considère ces 150,000 Anglais (non compris les femmes et les enfans) comme des passagers campés, non établis, sur une terre étrangère, éloignée de la métropole et menacée par un formidable voisin auquel on ne peut rendre menaces pour menacés. Il croit vivre déjà au temps où cinq ou six comptoirs représenteront les vestiges de l’empire anglais effondré, comme Pondichéry et Karikal rappellent au voyageur les succès de Dupleix, tandis que Merv, devenue un autre Bakou avec une population de 500,000 âmes, reliera étroitement l’Hindoustan « russifié » aux Russies d’Europe et d’Asie !


II.

Bakou, cette cité future qu’entrevoient les craintes des ennemis de la grandeur russe, a déjà commencé de sortir de terre. La ville neuve s’est élevée à côté de l’ancienne cité persane ; et, en effet, les nouvelles constructions étaient d’abord à quelque distance des vieux quartiers, mais elles se sont rapidement étendues jusqu’au pied de la colline qui sert de base au Bakou des siècles précédons, puis elles ont envahi peu à peu les pentes mêmes de la colline, qu’elles ont couvertes de tous les côtés. Aujourd’hui, les murailles énormes et les portes colossales qui défendaient encore les monumens persans ont été détruites ; aucun obstacle n’arrêtera désormais l’invasion de la civilisation européenne, et bientôt le vieux palais des khans, la tour de la Demoiselle, la mosquée de Fatma, tout cela tombera, tout cela disparaîtra, pour faire place à des rues banales, à des maisons de style européen, c’est-à-dire sans caractère artistique, à ces maisons uniformément hautes, saines et confortables, mais auxquelles ne se rattache aucun souvenir, aucune tradition glorieuse, maisons sans passé et sans avenir. Il était bien beau, pourtant, ce palais du khan Hali-ben-Brahim, qui en fit, au XVe siècle, une magnifique résidence en même temps qu’un redoutable château-fort. Hardiment dressé sur le rocher, il soutint longtemps les assauts des ennemis ; puis il tomba, et, avec lui, l’empire dont il était le rempart. Vers 1650, Shah-Abbas II fit élever sur ses ruines le palais qui subsiste encore et qui fait aujourd’hui l’admiration des voyageurs ; Chardin s’extasiait déjà devant ces sculptures qui font songer aux merveilles du style flamboyant, devant cette grande porte ogivale par laquelle on entre dans le « divan, » disposé en forme de kiosque avec des arcades ogivales et une superbe coupole persane ; seulement, pour admirer