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somme de 4,800 livres, il fait prier M. de Montmorin de les lui avancer. « On peut employer plus mal l’argent du roi. Si aux 4,800 francs du fief on ajoutait 100 ou 150 louis au moins, soit pour le transporter dans les provinces où se brassera l’élection, soit pour égayer les électeurs, on mettrait le comble au service. » — « J’ai parlé de 2,000 ou 3,000 écus, dit-il à l’intermédiaire auquel il s’adresse. Osez davantage, si vous le croyez possible. Je vous avoue que 500 louis me feraient un grand plaisir ; mais 4,800 francs pour le 20, voilà ce qui m’est profondément capital. » Après avoir compté sur l’Alsace, qui l’abandonna, et sondé, sans beaucoup de succès, le terrain en Dauphiné, Mirabeau se rabattit définitivement sur la Provence. C’est là qu’il avait été applaudi et presque porté en triomphe, six ans auparavant, lorsqu’il plaidait contre sa femme ; c’était le berceau de sa famille, et, quoiqu’il n’y possédât rien encore, il pouvait s’y présenter comme l’héritier des biens substitués de son père. Mais avant d’engager cette grosse partie, il jugea prudent de se rapprocher du marquis, qui, depuis plusieurs années, lui avait impitoyablement fermé sa porte. Ce rapprochement était difficile. Mirabeau connaissait les griefs que ce père, si souvent offensé, nourrissait contre lui, et l’antipathie foncière de leurs deux natures. Aussi prit-il le parti de se faire recommander et patronner auprès de lui par de puissans intermédiaires, résolu d’avance à accepter toutes les conditions qu’on lui imposerait, pourvu qu’il lui fût permis de rendre visite au marquis. Il se croyait assuré d’un meilleur accueil en Provence s’il y arrivait publiquement réconcilié avec le chef de sa maison. Ce fut l’évêque de Blois que, sur les instances de Mirabeau, M. de Montmorin chargea de cette délicate négociation. Le négociateur, comprenant la difficulté de l’entreprise, demandait bien peu de chose : la simple autorisation de pouvoir dire que le fils était reçu par le père. A une si modeste ouverture, le marquis répondit par un refus indigné : « J’ai dit à l’évêque, raconte-t-il lui-même, que j’avais assez senti tout le poids d’être père, et que je serais mort à la peine si je n’avais pris le parti d’ignorer et d’oublier les membres pourris ; que je n’avais de ma vie vu et pratiqué gens mal famés, et qu’il était bien dur qu’on me voulût forcer à frayer avec mon fils, l’ennemi fougueux et déclaré du genre humain… J’ai ajouté à cela que je l’avais mis à même de faire honneur à son nom ; qu’à vingt ans il était capitaine de dragons ; à vingt-quatre, mari d’une grande héritière et assuré de la plus forte partie du bien de ses pères ; qu’aujourd’hui, à quarante, il n’était qu’un écrivailleur à gages, redouté du plus grand nombre, méprisé de tous et chef de meute de ce tas de gens perdus de dettes et de crimes qui infestent toutes les grandes