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divinités, seulement de la sculpture de fantaisie, et au pied du monument, deux racsaças, monstres d’origine hindoue, montent la garde...

Quelques pas plus loin, nous découvrons l’habitation de M. van der Tück, et nous trouvons celui-ci en sarrong et pieds nus. Grand et maigre, le visage imberbe et tiré, il a l’apparence d’un vieux savant allemand. Sa demeure est très simple et petite. Malgré une couverture de tuiles et une galerie sur la façade, elle tient bien plus de la maison balinaise que des maisons confortables des Européens aux Indes. Elle se compose de quatre pièces minuscules en enfilade, pavées de gros cailloux ronds. Des rangées d’in-folio se superposent sur les murs. Des dictionnaires sont ouverts, pêle-mêle, sur de hauts pupitres. De nombreuses curiosités du pays, entre autres des statuettes de bois représentant des prêtres et des personnages de poèmes hindous, surgissent dans tous les coins. Des manuscrits balinais, assemblages de bandes d’écorce gravées, attestent, disséminées, déployées, les patientes investigations du savant. Derrière la maison s’étend, à l’ombre d’un superbe dôme de feuillage, un jardin parsemé de cabanes indigènes dans lesquelles logent les nombreux domestiques de M. van der Tück. Ils sont, en effet, légion, ces domestiques. Des familles entières sont groupées là, les regards sur nous, des regards pleins de douceur. Avec tous ces gens, le savant vit sur le pied d’une grande familiarité. Il les fait causer d’eux-mêmes, de leur pays, de leur religion, et tout ce qu’il apprend d’eux, jusqu’aux mots nouveaux qu’il leur entend prononcer, vient augmenter les matériaux d’un dictionnaire javanais-balinais auquel il travaille depuis fort longtemps. Ces gens sont devenus sans s’en douter, dans quelque mesure, les collaborateurs de leur maître. Souvent celui-ci leur parle de l’Europe, cherche à leur expliquer les phénomènes célestes dont ils sont témoins; mais ils ne comprennent pas, sont incrédules. Le Balinais n’a jamais rien su de ce qui se passait hors de son île. Des montagnes de Java apparaissent à l’horizon, quand le temps est clair; il les nomme Djava. C’est pour lui la terre étrangère, l’autre monde d’où il a reçu sa civilisation ; et il pense que Chinois, Arabes, Hollandais viennent tous de Djava. Son esprit ne peut admettre qu’il y ait d’autres terres par-delà les mers. Bali est, à ses yeux, le centre de la mer infinie. Il n’est pas navigateur et ne connaît de l’autre monde, Djava, que les coutumes importées dans son île par les étrangers... Aussi, malgré les enseignemens de leur maître, les domestiques de M. van der Tück n’en croient pas davantage à l’existence de notre continent et, pour eux, le soleil continue à faire chaque jour sa course au-dessus de Bali, de Djava et de la mer