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que nous allons découvrir un côté féroce à ce peuple qui atteste, par sa passion pour ses spectacles de danses, un sens artistique si délicat. — Le tapis vert de Boeleleng ou arène minuscule des combats de coqs consiste en un carré de terrain battu, abrité d’un toit de nattes d’écorce. Alentour, une place aride, mal protégée contre l’ardeur du soleil; seuls, des cocotiers assez espacés laissent tomber leurs taches d’ombre, aux fines découpures, sur le sol crevassé de sécheresse. Ce qui nous frappe tout d’abord, c’est d’apercevoir dans la foule qui se presse là, des individus sans kriss, avec la même expression farouche que nous venons de remarquer sur tant de visages dans la prison. C’est qu’ils y ont passé, ces gens-là, dans la prison : ils y ont appris ce regard mauvais qui leur reste comme une marque indélébile de leur détention. La plupart des indigènes présens, même des repris de justice, ont les mains pleines de pièces d’argent hollandaises, nommées ringgits et Valant deux florins et demi ou cinq francs. Les premiers arrivés se sont accroupis, sur plusieurs rangs, coude à coude, autour du carré de terrain battu ; un chef occupe la présidence et l’ancien sultan de Boeleleng, que les Hollandais détrônèrent, est assis à une place d’honneur que le peuple, toujours respectueux envers lui, continue à lui réserver. De nombreux coqs, bien engraissés, ont été apportés dans des cages de bambou. Çà et là, dans la foule, des marchandes de vin de palme et de fait de cocotier se tiennent debout devant leur boutique portative, elles font en même temps l’office de prêteuses sur gages ; bien des joueurs qui auront perdu tout leur numéraire abandonneront à ces femmes leurs kriss et bijoux en échange de quelques ringgits à risquer encore. — Les préparatifs d’un seul combat durent quelques minutes. Il est essentiel de commencer par choisir deux coqs de même force apparente pour que la lutte comporte le plus de hasard possible. Ensuite, les deux coqs reçoivent à une patte, l’un d’eux qui paraîtrait plus faible à chaque patte, un petit éperon-poignard très tranchant. Pendant ce temps, les paris sont ouverts; les ringgits tombent de toutes parts dans l’enceinte du jeu; parfois, le total des mises s’élève à plusieurs centaines de florins. Enfin, les coqs éperonnés sont excités l’un contre l’autre, et le plumage frémissant, le bec ouvert, ils se trouvent brusquement en liberté. Le combat s’engage alors sous les regards convergens de milliers d’yeux, moins d’une minute suffit pour décider de la victoire. Le premier coq éventré à coups d’éperon cherche à fuir, se traîne éperdu autour du champ clos; l’autre le poursuit, s’acharne sur lui, achève son œuvre sanglante. Quelquefois, le coq vaincu essaie de prendre le vol, mais saisi par des mains tendues, il est impitoyablement enfermé dans une cage