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lui, de son cœur, du mien... Je rapproche tout alors, nous nous parlons, nous nous entendons, nous nous aimons, je l’embrasse... Quand je le vois, nous sommes étrangers, je suis polie et gênée, les rapports que j’avais imaginés font place à toutes les disparités réelles que la différence d’âge, de pays, de façon de vivre et de caractère doit mettre entre nous: il parle et je l’écoute, je ne suis pas tentée de l’interrompre, et quand il a fini, je ne sais comment reprendre... Je parle aussi, mais ce n’est pas ma voix naturelle, c’est je ne sais quel fausset qui m’ennuie moi-même et que je prends malgré moi de peur de l’ennuyer, ou de lui déplaire, ou de n’être pas entendue, si je disais comme à l’ordinaire, sans apprêt et sans réserve, ce qui me vient dans l’esprit. Je suis aux aguets pour entendre les choses qui me plairont dans ce qu’il dira, pour entendre des choses simples et vraies, qui viennent du cœur, qui soient des sentimens plutôt que des phrases, ou des pensées justes plutôt qu’un fantôme de dissertation... Le matin, en me quittant, il m’avait donné deux baisers que j’avais fort bien reçus avec quelque émotion et quelque plaisir; l’après-dîner, nous étions seuls : il espérait que je lui ferais la grâce de lui écrire; c’était bien de l’honneur pour sa sœur que je lui demandasse de ses nouvelles. Vous ne sauriez imaginer combien cette cérémonie me désoriente, combien moi, si peu gauche d’ailleurs, si rarement embarrassée, je deviens maladroite et stupide alors. Je ne vois plus pour nous qu’un seul moyen de bien faire connaissance : j’espère qu’il nous réussira mieux que nos conversations. »

Quand le projet fut abandonné, Isabelle se consola sans trop de peine : « Si mes parens, écrivait-elle alors, étaient des bigots fanatiques, j’aurais pu dire : il est visible que Dieu m’appelle à convertir tous les Savoyards depuis la haute noblesse jusqu’au petit garçon portant une marmotte ou décrottant des souliers. Que d’âmes gagnées au ciel... et à Calvin ! » — Et quant à Bellegarde, elle n’eut pas l’ingénuité de le croire inconsolable : « Ne me pas épouser coûterait tout au plus un dîner et une nuit de sommeil à un homme raisonnable... Jamais je n’ai cru que cela fît un malheur tant soit peu sérieux. »

Un des prétendans allemands était le comte d’Anhalt; mais ce parti ne la séduisait que médiocrement: «Les sujets de son maître sont esclaves, et tout ce que je souhaite le plus, c’est d’être libre... J’ai vu ses lettres, j’ai vu des Allemands : je me suis moins ennuyée au logis... Je suis convaincue que s’il venait, il s’en retournerait seul.» Un Anglais se mit alors sur les rangs : c’était James Boswell, l’auteur d’un livre sur la Corse qui eut alors une très grande vogue. Il paraît avoir beaucoup fréquenté, pendant un séjour en Hollande, la famille de Tuyll ; Isabelle, qui avait pris vivement parti