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le moins de scrupule, parce qu’il est celui qui a le moins de mérite, le moins de sensibilité apparemment et le moins de droit à un bon mariage. Si tous ces moins me déterminent, ce sera assurément le plus étrange motif de détermination que l’on ait jamais eu. Quant à l’homme que j’aime, il me connaît si bien, je l’ai tant de fois averti depuis qu’il est question de l’épouser, je lui ai tant de fois exagéré mes travers, ma mélancolie et les risques qu’il pouvait courir, lui conseillant pour ainsi dire de renoncer à moi, que, puisqu’il persiste, c’est son affaire. S’il était riche, je n’oserais pourtant l’épouser ; mais il est pauvre, il m’aime et je l’aime ; je recevrais donc avec joie le consentement de mon père s’il le donnait sans répugnance… Bonne nuit ! Je me suis endormie en parlant de moi ; j’ai sur mes genoux un angola qui file et mon chien m’attend sur mon lit… Je ne donnerais pas volontiers sa place au lord proscrit !.. »

Ce personnage, à vrai dire, ne brilla pas dans toute cette affaire ; il écrivait à un ami de Hollande : «Je vais me mettre en route pour Utrecht. Mlle de Tuyll me paraît une dame raisonnable. Je me pique de l’être aussi. Il n’y a rien à dire contre la fortune, ni contre la naissance de l’une et de l’autre partie ; ainsi, il me semble que, pourvu qu’il n’y ait pas de dégoût de part ni d’autre, l’affaire pourra s’arranger. J’ai toujours été porté pour les mariages de raison et de convenance. »

Isabelle possédait sur son compte des renseignemens peu avantageux : le jacobite passait pour dur et même cruel ; on racontait qu’après une bataille, il avait fait couper un doigt à chacun de ses prisonniers. Il fit solliciter de Belle une entrevue « afin de pouvoir s’examiner réciproquement sans se compromettre ni s’engager plus avant. » L’ami chargé du message, le trouvant impertinent, refusa de le transmettre, et les choses en restèrent là. — Sur ces entrefaites, et tandis que M. de Charrière attendait son sort avec résignation, un cousin d’Isabelle crut faire merveille en se mettant sur les rangs : il l’aimait d’un amour tendre et discret. Elle le congédia rondement par ce billet : « Vous croyez ne pouvoir être heureux sans moi, mais c’est une illusion dont tant d’autres ont éprouvé la fausseté !.. Ne vous affligez pas : vous perdez moins que vous ne croyez… Je n’aime point mon pays : n’est-il pas apparent que je me donne à quelqu’un qui n’y vivra pas ? »

Enfin, M. de Charrière l’emporta dans l’esprit de M. de Tuyll; sa fille nous raconte les fiançailles et les dernières hésitations qui les précédèrent :

« Il ne s’en est guère fallu que nous n’ayons signé mon contrat mardi dernier, mais j’ai tremblé et frémi et reculé, et M. de Charrière n’a osé me presser, et m’a protesté qu’il me regarderait