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tête à tête avec lui; et cependant nous y sommes souvent. »

Si l’on en croit La Rochefoucauld, il n’y a point de mariages délicieux, il n’y a que de bons mariages. Celui d’Isabelle de Tuyll ne peut-il pas être rangé parmi les bons ? Mais quelle bizarre inconséquence ! Elle fuyait ses compatriotes, et rien ne ressemblait plus à un Hollandais que le Suisse de son choix !


IV.

Un des rêves de sa jeunesse, c’était de voir Paris : elle écrivait en 1764 à son ami d’Hermenches ces lignes caractéristiques : « Ma passion serait de voir Paris à pied et en fiacre, de voir les arts, les artistes et les artisans, d’entendre parler le peuple et déclamer la Clairon... Je paierais bien cher les leçons de Rameau ; et, huit jours avant mon départ, pour voir de tout, je ferais connaissance avec la coiffeuse et le beau monde. » — M. de Charrière combla le vœu de sa femme en la conduisant à Paris. Nous ne savons si elle y rencontra Rameau, mais elle y retrouva Latour, peignit avec lui, puis visita l’atelier de Houdon, qui fit son buste, très ressemblant, assure-t-elle. Ce qui est sûr, c’est qu’il est ravissant[1]. Les époux vinrent s’établir à Colombier, à une lieue de Neuchâtel, dans un modeste château qui avait appartenu à l’aïeul maternel de M. de Charrière, Béat de Muralt, le spirituel auteur des Lettres sur les Anglais et les Français ; ils y menèrent la paisible vie de gentilhomme campagnard : « Je ne vous ai pas écrit, dit Mme de Charrière dans une de ses dernières lettres à d’Hermenches, parce que j’ai arrangé un coin de jardin et lavé du linge à notre belle fontaine, comme une certaine princesse de l’Odyssée... C’est un des plaisirs les plus vils que je connaisse... Vous admirerez quelque jour ce que je sais faire dans le jardin, et vous trouverez que je n’ai pas trop acheté mes bosquets et mon gazon par un gros rhume... Me voici ménagère et souvent cuisinière; cela m’occupe et m’amuse. » De temps en temps, les époux allaient à Neuchâtel, où l’on dansait « par souscription, » où l’on jouait la comédie chez M. du Peyron[2]. Le Sylvain de Marmontel, la Gageure imprévue de Sedaine, telles étaient les nouveautés qui faisaient alors les délices d’une société assez cultivée et très friande de plaisir.

Comme à Zuylen aux fêtes des moissons, la châtelaine de Colombier aimait à prendre part aux fêtes des vendanges, assistait au bal

  1. Ce buste est conserve au musée de Neuchâtel; don d’Eusèbe Gaullieur.
  2. Le plus fidèle ami du Jean-Jacques Rousseau, l’héritier de ses papiers et l’éditeur de ses œuvres, mort en 1794 à Neuchâtel, où il avait construit un somptueux hôtel, qui faisait dire à un voyageur facétieux : « Neuchâtel est situé près de l’hôtel de Peyron. »