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de se replonger, aujourd’hui plutôt que demain, dans l’abîme rafraîchissant du non-être. » Ce triste pays, qui a des airs de mort et des apparences spectrales, est dominé à l’est par le formidable Kenia, haut de 23,000 pieds, que défendent contre toute approche sa triple ceinture de forêts vierges, ses éboulemens désordonnés, ses moraines et ses glaces éternelles. « Le Kenia porte sur son front une couronne royale, aussi étincelante que le plus pur diamant, et il sert de résidence aux sombres génies du monde primitif, qui, de toute éternité, y tiennent leur sabbat. »

Le plateau Leikipia, où la caravane arriva le 18 décembre 1889, est habité par des tribus de Massaïs, race guerrière très redoutée de ses voisins et originaire, pense-t-on, des pays du Haut-Nil. Le docteur Peters explique leur naturel farouche, indomptable, par les mœurs d’un peuple pasteur, qui tue lui-même, pour les manger, les animaux qu’il élève. Dans l’Arcadie des poètes, nous dit-il, les bergers avaient le cœur tendre, parce qu’ils n’étaient pas bouchers ; mais partout où le berger, depuis des centaines de générations, est tueur de moutons et d’agneaux, comme c’était le cas chez les Mongols et les Huns, son âme s’endurcit; c’est cette lui naturelle qui a fait les Attila et les Gengis-Khan. Ajoutez que ces bergers-bouchers sont des nomades, changeant sans cesse de pâturages, et que leur cœur, devenu aussi errant que les troupeaux qu’ils conduisent, ne connaît plus la douceur des possessions fixes et des longs attachemens. Pour aimer l’homme, il faut commencer par aimer la terre.

Ajoutez encore qu’établis sur de hauts plateaux, où l’hiver et l’été ne se succèdent pas dans l’espace de douze mois, mais toutes les douze heures, l’un régnant du soir au matin, l’autre du matin au soir, les Massaïs sont insensibles à toutes les inégalités de température et que, maîtres de leurs nerfs, il n’est plus d’archet capable de pincer les cordes de leur violon. Le moindre d’entre eux sent tout ce qu’il vaut. Orgueilleux, pleins d’eux-mêmes, leur religion leur enseigne qu’eux seuls sont d’origine divine et que, par une grâce d’en haut, ils ont un droit de propriété sur tous les troupeaux de l’univers; quiconque se permet de n’être pas Massaï et de posséder du bétail est un voleur qui mérite la mort. Se considérant comme une sorte d’aristocratie noire, ils abandonnent aux races inférieures le commerce et ses caravanes, les industries, les métiers manuels, et ils ont des serfs pour soigner leurs troupeaux, dont ils ne se réservent que la garde. Le docteur tient effectivement les Massaïs pour une race de gentilshommes, ennoblie par l’instinct et l’habitude héréditaire de la domination. Comme on voit, il a beaucoup de sympathie pour eux; il en a tué un bon nombre, il n’a garde de leur en vouloir : les petits massacres entretiennent l’amitié.