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l’Homme, et il continuait en ces termes : « Ce sont ces choses qui, mêlées ensemble en mille manières différentes, et compensées l’une par l’autre en divers sujets, forment aussi les divers états et les différentes conditions. » Il dit encore ailleurs : « Celui qui n’a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaît pas l’homme, ou ne le connaît qu’à demi. Celui, au contraire, qui se jette dans le peuple ou dans la province, y fait bientôt, s’il a des yeux, d’étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutait pas, dont il ne pouvait pas avoir le moindre soupçon ; il avance par des expériences continuelles dans la connaissance de l’humanité. » C’est la partie de sa tâche que le roman naturaliste a trop négligée depuis vingt-cinq ans ; c’est ce qu’il a quelquefois essayé d’en remplir qui a fait son succès, — mœurs de province dans Madame Bovary, mœurs populaires dans Germinie Lacerteux, mœurs parisiennes dans Jack et dans le Nabab ; — et c’est ce qu’en reprendra le roman de demain.

L’homme, en effet, sera toujours ce qu’il y a de plus curieux au monde pour l’homme, et surtout dans une civilisation comme la nôtre, où la diversité croissante des « états, » et la différence des « conditions, » s’aggravant de celle de la manière de vivre, déforment ou transforment incessamment les âmes encore plus que les corps. Qui sont ces gens qui remplissent les cafés du boulevard ? Où logent-ils ? Dans quels meubles ? Que font-ils ? Quels sont leurs plaisirs et leurs peines ? Où vont ceux-ci, qu’on voit juchés sur l’impériale des omnibus ? À quelles affaires ? Et ceux-là, qui marchent d’un pas si pressé, quel souci les talonne ? Que signifient ces plis sur leur visage ? À quoi sourient-ils en passant ? D’où viennent-ils ? Où seront-ils demain ? Que pensent-ils de tant de choses qui nous intéressent ? Et nous, que connaissons-nous de tant d’autres choses qui remplissent peut-être leur vie ? Voilà cent cinquante ans que l’auteur de Gil Blas a commencé l’enquête, et celui de la Comédie humaine l’a continuée parmi nous. Elle ne s’achèvera jamais ; on la recommencera toujours ; et l’obligation de la poursuivre sera certainement l’une de celles du roman de demain, étant, comme en tout temps, l’une des raisons d’être, ou même une des parties de la définition du roman.

Par le même chemin, il faudra qu’il nous fasse avancer dans la connaissance de l’humanité. Notre psychologie la plus fine est si grossière encore ! Elle est si courte, par tant de côtés ! Elle est si superficielle ! Que de nuances qui nous échappent ! Que de passages ! Que de relations ! Voyez-le plutôt dans l’histoire, où tant de documens, et leur vie connue jour par jour ne nous ont pas encore permis de pénétrer dans les âmes, cependant assez simples, d’un Saint-Just ou d’une Charlotte Corday. On parle beaucoup d’états d’âme. Mais combien en connaissons-nous ? combien en confondons-nous, sous l’unité d’un