Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/764

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

études. Il ne venait à l’esprit de personne, au XIIe siècle, qu’un marchand eût besoin d’en savoir si long. Quelques panégyristes se sont efforcés, dans une bonne intention, de démontrer que saint François était plus instruit qu’on ne le croit généralement. La question est bien secondaire. S’il est au monde une chose indifférente, c’est qu’un homme qui s’était donné pour tâche de renouveler notre conception de la vie, et qui y a réussi dans une certaine mesure, ait su plus ou moins de latin, surtout quand cet homme n’a pas cessé de répéter qu’il n’était qu’un simple et un ignorant, mais que la simplicité est une force, parce qu’elle « choisit d’agir, plutôt que d’apprendre ou d’enseigner[1]. »

Il y a d’ailleurs plusieurs façons d’être ignorant. François Bernadone l’était en poète; c’est dire qu’il savait une foule de choses dont ne se doutèrent jamais les bons prêtres de l’école Saint-George, où il avait fait ses classes. Les vers des troubadours provençaux bourdonnaient dans sa tête en essaims sonores. Il les entendait réciter aux jongleurs, sur les places publiques ou dans les tournois et carrousels, et il en possédait probablement des copies. Son esprit en reçut une empreinte que rien n’effaça jamais. Le sens ridicule attaché de nos jours au mot de troubadour ne doit pas nous faire oublier ce qu’était cette poésie de poètes-chevaliers, où bruit et s’agite la vie guerrière du moyen âge. Les fadeurs amoureuses n’y tiennent pas toute la place. La guerre y est célébrée avec un emportement sauvage. « Je vous le dis, s’écrie Bertram de Born, le manger, le boire, le dormir n’ont pas pour moi tant de saveur que d’entendre crier des deux côtés : A eux ! et d’entendre hennir chevaux à vide sous le bois, et d’entendre crier : «l’aide ! à l’aide! et de voir tomber petits et grands dans les fossés, sur l’herbage, et de voir les morts qui ont les flancs traversés par des tronçons d’armes. » Il passe dans les pièces belliqueuses un souffle d’héroïsme, un mépris pour le soldat hésitant, bien faits pour préparer une âme généreuse aux grandes actions. Un marquis de Montferrat s’était croisé et n’était pas parti. « Marquis, lui crie un troubadour, je veux que les moines de Cluny fassent de vous leur capitaine, ou que vous soyez abbé de Cîteaux, puisque vous avez le cœur assez bas pour aimer mieux deux bœufs et une charrue à Montferrat qu’ailleurs être empereur. On dit bien que jamais petit de léopard ne se mit au terrier, comme fait le renard... Vos ancêtres, je l’entends raconter, furent tous des preux; mais il ne vous en souvient guère[2]. » Les troubadours ont eu sur saint François une influence analogue à celle que les

  1. Deuxième Vie de Thomas Celano.
  2. Traduit par Villemain.