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distinction. Il n’a pas conscience d’avoir changé moralement, il ne prévoit pas devoir moralement changer[1], il croit en général avoir toujours été et devoir toujours demeurer, comme caractère, identiquement ce qu’il est ; et comme il s’étonne, malgré cette identité absolue, d’avoir dans de nombreuses occasions agi autrement qu’il n’agirait dans le présent, il en conclut que, à côté de ses décisions passées, seules effectuées, coexistaient ses décisions actuelles à l’état virtuel. La contre-épreuve de cette explication nous est fournie par le contraste de notre conscience intellectuelle avec notre conscience morale, à cet égard. Quand nous nous rappelons nos opinions passées, même contraires à nos opinions présentes, nous n’avons jamais l’illusion de croire que nous aurions pu librement avoir des opinions différentes. Nous ne nous croyons pas assurés non plus d’affirmer toujours ce que nous affirmons aujourd’hui. Pourquoi? Parce que nous avons conscience de nos changemens intellectuels, surface de notre esprit, bien plus que de nos changemens moraux, fond de notre être. Voilà pourquoi nous avons l’idée de notre libre arbitre moral, non de notre libre arbitre intellectuel; étrangeté frappante qui me paraît valoir la peine d’être remarquée. L’un pourtant n’est ni plus ni moins soutenable que l’autre, et, de fait, la logique a conduit M. Renouvier et ses disciples à admettre que le jugement lui-même, « la certitude, » est « un état psychique résultat d’un acte libre. »

Un sentiment qui ne nous trompe pas, qui nous traduit exactement notre permanence à la fois et notre transformation commencée, hâtée par lui, c’est le sentiment de la honte et du remords au souvenir de nos actes mauvais. Et si la honte et le remords, qui sont le blâme et l’indignation dirigés contre soi-même, sont justifiés, le blâme et l’indignation, honte et remords extérieurs exprimés par le

  1. Nos amis et nos connaissances s’aperçoivent bien mieux que nous de ces changemens, qu’ils reconnaissent à des signes certains. Le déchiffrement de ces signes et leur lecture aisée sont l’art de l’aliéniste. C’est à lui qu’il conviendrait de demander la solution du problème relatif à l’idéalité personnelle de l’accusé et à son degré, au lieu de lui demander si et jusqu’à quel point l’accusé a été libre; car c’est cela qu’on entend à présent encore en lui demandant si et jusqu’à quel point l’accusé est responsable moralement. Chose remarquable, à cette question de responsabilité ainsi posée et comprise, l’expert judiciaire, tout déterministe qu’il est le plus souvent, répond toujours; et comme on ne peut avoir l’irrévérence de penser qu’il parle pour ne rien dire, il faut bien admettre qu’il fait reposer sciemment ou à son insu la responsabilité morale sur une autre considération que celle du libre arbitre auquel il ne croit point. Ne serait-ce point la considération de l’identité? — Je ne me fais pas illusion, d’ailleurs, sur les difficultés inhérentes, dans bien des cas, à l’appréciation de l’identité personnelle. Mais l’identité corporelle même est-elle toujours facile à constater? Était-il aisé d’identifier les restes mutilés de Gouffé, comme est parvenu à le faire le docteur Lacassagne?