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l’étude des êtres vivans assez loin pour sentir la profondeur de leurs similitudes, et non-seulement de leur parenté, mais de leur solidarité presque sociale dans cette grande fédération qu’on appelle la faune terrestre[1].

Que de guerres, de conquêtes, d’annexions violentes et assimilatrices, il a fallu pour en venir là! Mais surtout quelle action lente et ininterrompue de l’imitation internationale ou intra-nationale, sous tous les rapports! Plus haut nous remontons dans le passé et plus nous voyons se rétrécir le champ moral de nos pères, la limite au-delà de laquelle ils ne reconnaissaient en fait ni devoirs ni droits, quelles que fussent leurs maximes verbales. Au moyen âge, cette extrême limite n’excédait guère la chrétienté, immense domaine déjà; sous les empereurs romains, la romanité (romanitas de Tertullien), territoire un peu plus restreint; au siècle d’Alexandre, la Grèce et une faible partie de l’Asie par lui conquise; au temps d’Epaminondas, le petit monde hellénique; avant lui, la petite sphère athénienne pour l’un, Spartiate pour l’autre, béotienne pour un troisième. Et auparavant, en un temps dont parle Thucydide, époque de brigandage réciproque entre cités voisines et entre bourgs voisins, de piraterie réciproque entre îles rapprochées, chacun blottissait pour ainsi dire sa conscience et son cœur dans son petit endroit, limitant toute l’humanité reconnue par lui aux remparts de son nid d’aigle, à la palissade de sa tribu ou de sa famille. En outre, et en même temps que s’accomplissait, de la famille primitive à nous, le développement graduel et extraordinaire de la responsabilité morale en surface, elle se développait en profondeur, supprimant les barrières des classes, des professions, des sexes, ajoutant par exemple, au champ de la conscience grecque, l’esclave ou la femme hellènes après le barbare asiatique. Il est clair, d’ailleurs, que, appliquée à ces groupes d’hommes de plus en plus nombreux et divers, elle devait se compliquer pour s’adapter à des relations humaines plus diversifiées. En s’élargissant donc, la morale s’enrichissait par force comme la législation[2].

  1. Mais le lama hindou qui tue une fourmi est plus coupable encore, car il croit frapper en elle une âme humaine et indienne transmigrée.
  2. Remarquons que deux transformations inverses, dont l’idée de culpabilité à chaque moment est la résultante, s’opèrent à la fois : pendant que la similitude sociale sentie va s’élargissant sans cesse, au point d’embrasser déjà l’humanité tout entière et même l’animalité domestique et supérieure, l’autre condition de la responsabilité, l’identité personnelle, va se resserrant, grâce aux découvertes de la médecine mentale. Supposez ces deux changemens parallèles poussés à bout : le champ de la culpabilité se sera singulièrement agrandi d’un côté, rétréci de l’autre; nous serons jugés irresponsables (comme plus ou moins aliénés ou déséquilibrés, ou dégénérés héréditaires, etc.) de beaucoup de crimes, parricides même et fratricides, dont nous aurions été jugés coupables jadis; mais nous serons jugés coupables d’une foule de crimes qui, commis au préjudice d’étrangers, nous auraient mérité l’absolution de nos pères ou de nos lointains aïeux. — Est-ce à dire pourtant qu’il viendra un moment où, par le fait même que la similitude sociale sera universellement sentie, la considération de cette seconde condition de la responsabilité cessera de jouer un rôle quelconque dans le jugement moral? Non. car toujours on sera tenu envers son prochain, envers son compatriote le plus rapproché, à des égards et a des devoirs spéciaux. Une théorie complète de la responsabilité morale exige donc et exigera toujours la synthèse des deux conditions indiquées.