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paru du pouvoir, on ne parlait presque plus de lui : il paraissait oublié. Il s’est fatigué sans doute de ce silence pourtant favorable à sa bonne renommée, et imitant M. de Bismarck, toujours impatient dans sa retraite, il a voulu se survivre par ses commentaires, faire encore parler de lui après sa disparition. Il est allé déposer, sous le voile transparent de l’anonyme, dans une revue de Londres, Contemporary review, ses vues, ses souvenirs, ses idées, ses impressions sur la politique italienne et même un peu sur la politique de l’Europe. Ce commentaire posthume de quelques années de ministère est bien la chose la plus étrange du monde. Que M. Crispi écrive l’histoire à sa façon, qu’il tienne à démontrer que la France est une ennemie traditionnelle pour l’Italie, qu’elle n’a rien fait pour la résurrection italienne, qu’elle n’est peut-être pas même tout à fait étrangère aux revers de Custozza et de Lissa, il n’y a pas à s’arrêter à ces fantaisies. On dirait que M. Crispi ne peut se consoler de voir la France exercer encore un certain ascendant et jouer un certain rôle dans le monde, que pour lui tout ce qui peut attester, ou relever le prestige de notre nation est un danger permanent pour l’Italie. Soit ! c’est sans doute une manière de justifier cette gallophobie dont il est atteint et dont il n’est visiblement pas guéri dans sa retraite. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’un homme qui a disposé du pouvoir, qui a eu le secret des affaires, se croie permis de mêler à tout cela de pures billevesées.

C’est M. Crispi qui a imaginé cette belle histoire du machiavélique complot organisé, il y a quelques années, au Vatican. Tout y est, même de prétendus télégrammes. Notre ambassadeur, M. Lefebvre de Béhaine, avait été chargé, ni plus ni moins, de décider le pape à quitter subrepticement Rome, à venir en France. Le calcul était des plus simples ! Si le pape se décidait à une évasion si savamment préparée, on en profitait aussitôt pour ressusciter la question romaine devant l’Europe ; s’il résistait à ces conseils, s’il refusait de quitter le Vatican, c’est qu’évidemment il n’était plus libre, et, dans tous les cas, on touchait à la crise décisive ; la France avait joué à l’Italie le bon tour de la placer en face d’une guerre « dont elle aurait été la cause, où elle n’aurait pu invoquer le casus fœderis et se serait trouvée seule contre la France. » Qui était ministre en ce temps-là à Paris ? Était-ce M. Goblet, ou M. Floquet, ou M. Tirard ? Les uns ou les autres sont bel et bien convaincus d’avoir voulu déchaîner la guerre en se servant du pape ! C’est tout aussi sérieux que cette autre belle histoire du coup de main que la France avait préparé contre les villes du littoral et qu’elle aurait tenté d’exécuter sans l’arrivée opportune de l’amiral anglais Hewett devant la Spezzia. M. Crispi est-il dupe lui-même de ces facéties qu’il raconte, ou se croit-il de force à les imposer à la crédulité publique ? Il faut avoir une singulière opinion de l’Europe pour se per-