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insolite, pour qu’on soit disposé à le regarder comme un maître, soit d’après ses propres déclarations, soit d’après les amplifications de son entourage ? Le Champ de Mars est rempli de ces peintures, qui, faute d’une science suffisante, restent à l’état d’intentions ; il se peut que les intentions soient bonnes : c’est précisément de celles-là que l’enfer est pavé.

Ce qui ne saurait être contesté, c’est que les trois élémens qui, jusqu’à présent, constituaient l’art de peindre : le dessin, science des formes, le coloris, science des lumières, la composition, science de l’expression, s’atténuent, chaque année, d’une façon plus sensible, chez les adeptes de la nouvelle école. Pour ce qui est du dessin et de la composition, la plupart s’en moquent hautement. La lumière seule les préoccupe, mais, dans la lumière, ce qu’il y a seulement de plus subtil et de moins coloré, en sorte que, si leur peinture gagne parfois en harmonie, elle perd toujours en force et en éclat. La disparition de Meissonier, le fondateur de la Société, dont le talent net et sec, réfléchi, consciencieux, pouvait servir de contrepoids utile à cette chute générale dans l’impression vague et la traduction approximative, n’est pas faite pour améliorer la situation. Quelle que soit la haute valeur, originale et personnelle, des deux présidens actuels, MM. Puvis de Chavannes et Carolus Duran, l’un le plus poétique de nos décorateurs, l’autre le plus brillant de nos portraitistes, on reconnaîtra qu’aucun des deux ne semble fait pour ramener l’école à une préoccupation plus constante de la forme précise et de la composition serrée. Ils restent les premiers au Champ de Mars comme ils l’étaient ailleurs, grâce à des qualités particulières depuis longtemps acquises ; ils n’y sont et n’y peuvent être suivis. La tradition joue encore, chez eux, un trop grand rôle au gré de la plupart des jeunes gens pressés, qui croient regarder directement la nature parce qu’ils la regardent à travers des lunettes spéciales fabriquées à Montmartre et dans le quartier Monceaux, au lieu d’apprendre à la voir par les yeux plus clairs et plus larges des vieux maîtres d’Italie, de Hollande et de France qui n’imposent pas si lourdement leurs besicles à tous les nez. Les conséquences de cette débâcle sont déjà faciles à constater.

En suivant ici, dans notre examen, le même ordre qu’aux Champs-Elysées, nous établirons aisément le bilan des deux expositions. Ici, l’imagination paraît maudite. Aucune de ces fantaisies de jeunesse extravagantes, mais généreuses et fortifiantes, comme nous en avons trouvé tant aux Champs-Elysées ; rien à comparer avec les conceptions mouvementées de MM. Rochegrosse, Henri Martin, Micheléna, Roullet, Gervais et autres. Ce qui domine ici, c’est le tableautin ou plutôt le fragment de peinture encadré, car nous constatons ici une aberration singulière : à mesure qu’on