Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marient heureusement ou se composent avec effort, qu’elles se heurtent ou s’entrelacent, qu’elles semblent se fuir ou se chercher, et nous serons autrement affectés. Que dans un corps il y ait concordance des trois dimensions ou que l’une soit sacrifiée pour accentuer la valeur des deux autres, ce corps aura un caractère, et ce caractère se communique à l’image qu’il laisse dans notre esprit, et notre âme en sera marquée. Selon qu’une construction présente des lignes simples ou compliquées, rigides ou moelleuses, des contours arrêtés, ressentis ou mollement sinueux, selon qu’elle nous paraît plus large que haute ou plus haute que large ou qu’elle se développe dans le sens de la profondeur, selon que les vides y prédominent sur les pleins ou les pleins sur les vides, elle nous inspire des idées de calme ou d’effort, de paix ou d’inquiétude, de recueillement ou de fête, de caprice éphémère ou d’éternelle durée, de vie facile ou rigoureuse, de résistance ou d’abandon, de fatalité ou de libre fantaisie, d’ouverture de cœur ou de mystère.

Telle maison se repose comme les gens qui l’habitent, telle autre semble travailler. Tel édifice paraît se défendre contre d’invisibles ennemis ou protéger jalousement ses secrets contre l’indiscrétion des passans ; tel autre s’étale à leurs regards et a l’air de dire : Entrez et voyez ! Il en est de si solidement assis que les plus furieux orages ne pourraient les déranger, ils ont pris possession de la terre ; il en est d’autres qui s’élancent vers le ciel comme une fusée, comme une prière, comme un désir.

Ces analogies qui fournissent à l’art de bâtir ses moyens d’expression, c’est dans la nature qu’il en trouve le modèle. Ce que nous éprouvons à la vue d’un édifice, l’architecte l’a ressenti cent fois en contemplant les courbes fuyantes d’une colline, les fières arêtes d’un pic solitaire, l’immensité d’une plaine unie, un terrain tourmenté ou doucement onduleux, une nappe d’eau qui s’en va se perdre dans les brumes de l’horizon. Tous les effets que l’architecture peut produire ne sont que la réduction d’effets naturels. Qu’est-ce qu’une pyramide ? Une caverne creusée dans une montagne. Qu’est-ce qu’un temple grec avec ses portiques et ses colonnades ? Un ressouvenir des bois sacrés où furent dressés les premiers autels. Que sentons-nous en pénétrant dans une cathédrale gothique ? Le frisson que donne l’horreur divine des forêts. Et c’est au monde réel que l’architecture a emprunté aussi tous ses motifs de décoration. Colonnes et chapiteaux, rosaces, fleurons, entrelacs, oves, rinceaux, modillons, denticules, tout cela nous fait penser à quelque chose qui peut se rencontrer dans les champs et dans les bois, dans les plantes et les animaux. Comme tous ces ornemens ont un sens originel et que tout dans la nature a ses convenances, c’est