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rue de village, un gamin portant un grand drapeau tricolore, à côté d’un paysan, tête nue, battant du tambour ; derrière eux, venant de la gauche, cinq jeunes paysans, en blouses bleues, coiffés de chapeaux de feutre bas, marchant au pas, se tenant les bras, se serrant les coudes. Les figures sont de grandeur naturelle, jusqu’aux genoux ; dans le fond, sous la porte basse d’une maisonnette, une femme, son nourrisson dans les bras, les regarde passer. Rien de moins inattendu, à coup sûr, comme composition et comme ordonnance. L’impression que produit ce spectacle n’a rien d’une surprise, mais elle n’en est que plus profonde, car c’est avec une gravité et une simplicité supérieures que M. Dagnan a fait de ce groupe banal des personnages noblement poétiques. Dans ces figures hâlées ou fraîches de paysans, nulle concession pourtant à idéal académique ou mondain d’idylle villageoise ; ce sont bien les têtes, naïves ou futées, intelligentes ou grossières, de nos paysans de la France centrale, et voici bien leurs mains épaisses et calleuses, leurs sarraux trop neufs du dimanche, cassans et lui-sans ; tout est exact, mais sans insistance non plus dans le sens grossier, dans le sens réaliste. Tous les détails de l’observation précise, toutes ces habiletés même de l’ordonnance pittoresque, le flottement dans les plis du drapeau qui se rabat sur le cou de son porteur, l’inégalité dans la taille des compagnons profilant leurs physionomies variées à des hauteurs différentes, tout ce qui, dans cette peinture, est de la science et de la réflexion, tout cela disparaît, au premier aspect, dans la gravité des sentimens, enthousiasme, résignation, amour-propre, qui animent profondément et simplement tous ces braves gens. Depuis le vieux tambour qui, la tête baissée, bat mélancoliquement sa caisse et le jeune porte-drapeau qui tient la sienne fièrement dressée avec un orgueil juvénile de la mission qu’il accomplit, jusqu’à chacun de ces conscrits chantans ou muets, tous sont simplement pénétrés de leur devoir, tous sont agrandis et ennoblis par l’âme de la patrie qui souffle, devant eux, dans les plis palpitans de la toile sacrée. Le calme soutenu de l’exécution reste, presque partout, à la hauteur de la conception. M. Dagnan a fait preuve, dans cette peinture, des plus hautes qualités qu’on puisse souhaiter à un peintre de la vie moderne, la noblesse et la force, la simplicité et la sincérité. Il faut espérer que cet exemple sera suivi.

M. Léon Frédéric n’est pas un peintre si habile que M. Dagnan. Son pinceau a des duretés et des gaucheries étranges, son coloris est jaunâtre, à la fois sec et criard, mais son dessin, à l’emporte-pièce, est d’une âpreté expressive qui rappelle les plus grands, parmi les vieux maîtres d’Allemagne et des Pays-Bas. C’est en outre un observateur vigoureux et un compositeur inventif.