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C’est pour « l’instruction de ses enfans, » si nous l’en croyons, que Marmontel, déjà vieux, écrivit ses Mémoires, à la sollicitation de sa femme, qui, plus jeune que lui de trente ou trente-cinq ans, se figurait avoir, en l’épousant, épousé le grand art et la « philosophie. » Mais, à vrai dire, Mlle de Montigny n’avait épousé qu’un de ces Lovelace ou de ces Valmont assagis, et même un peu fourbus, qui ne font pas, à ce que l’on conte, les plus mauvais maris. On aime d’ailleurs à penser qu’avant de mettre ses Mémoires dans les mains de ses enfans, Jean-François leur avait d’abord, donné d’autres leçons. Car, selon le mot de Mme Staal-Delaunay, — qu’il s’applique à lui-même dans ses dernières pages, — s’il ne s’est peint là qu’en « buste, » on se demande ce qu’il nous aurait laissé voir, s’il s’était avisé de s’y peindre… en pied. Après tout, cette liberté de pinceau n’est qu’un trait de mœurs et un attrait de plus : un attrait, si, malheureusement, ce que nous demandons d’abord aux faiseurs de Mémoires, ce sont des « histoires de femmes ; » et un trait de mœurs, si, comme il n’en faut pas douter, Marmontel s’est cru le plus moral du monde, en racontant ses amours avec Mlle Navarre ou avec Mlle Clairon. Son excuse, ou plutôt sa justification, était sans doute à ses yeux, que, dans le commerce de ces aimables personnes, il avait songé bien moins à leur plaisir, ou même au sien, qu’à sa fortune. Si jamais homme, en effet, s’est poussé par les femmes, c’est assurément notre Marmontel, et de là je conclus qu’en enseignant à ses enfans la manière de se servir d’elles, il a cru consigner pour eux, dans ses Mémoires, le meilleur de son expérience. Ainsi le roman, même le plus romanesque, est toujours plus voisin qu’on ne le croit de la vérité des mœurs de son temps : l’histoire authentique des Dubois ou des Alberoni ressemble étrangement à celle du Gil Blas de Le Sage, et, la vie de Marmontel, c’est le Paysan parvenu de Marivaux.

Son origine était des plus humbles, et, à cet égard, je ne sais si l’on a dit assez ce que les premiers livres de ses Mémoires ont pour nous d’instructif autant que d’aisé, d’aimable, et de riant. Songez seulement de quels traits encore, dans de certains Manuels, — où, comme l’on fait les remèdes avec les poisons, on croit composer l’amour du présent avec la haine du passé, — de certains historiens nous dépeignent la condition du paysan sous l’ancien régime ! Cependant, en réalité, les paysans de Marmontel, ses Limousins et ses Auvergnats, ne diffèrent pas moins des animaux à deux pieds de La Bruyère, que les durs Bourguignons dont Restif, dans sa Vie de mon père, nous a légué les vivans portraits. Dans les environs de cette petite ville de Bort, où l’auteur des Mémoires naquit en 1723, trouverait-on sans doute aujourd’hui plus d’aisance ou de luxe ? Y mange-t-on plus de viande ? les écoles y sont-elles peut-être plus fréquentées ? puisque c’est à ces